L’application extraterritoriale du droit américain, fer de lance de la regulation économique internationale ?

Laurent Cohen-Tanugi

+ - Introduction

L’émoi qu’ont suscité en France les sanctions infligées à BNP Paribas par l’Etat de New York et les autorités fédérales américaines en juin 2014 pour violation délibérée de l’embargo américain contre le Soudan, l’Iran et Cuba a sensibilisé les dirigeants économiques et politiques français aux risques que comporte l’ignorance de la législation économique internationale des Etats-Unis.

Face à la reconnaissance de culpabilité de la banque, les critiques des autorités françaises ont porté principalement sur la lourdeur et le caractère à leurs yeux disproportionné des amendes, d’un montant total de près de neuf milliards de dollars.[1] Mais l’affaire a également ravivé dans les milieux économiques et politiques la vieille querelle de l’application extraterritoriale du droit américain, en des termes parfois déplacés. Ainsi Michel Rocard, d’ordinaire plus mesuré, n’hésitait-il pas à accuser les Etats-Unis d’abus de pouvoir, voire d’extorsion envers les « victimes » de ses lois et règlements, avant de prédire en guise de punition le déclin de l’utilisation internationale du dollar.[2]

Car la principale leçon que semble avoir retenue de cette affaire le monde économique et politique français est que BNP Paribas a surtout péché par son recours à la monnaie américaine, qui l’aurait placée sous le joug de l’impérialisme juridique américain. Or cette vision est non seulement partiellement erronée, mais elle passe surtout à côté des vrais enjeux, beaucoup plus complexes, de ce qu’il est convenu d’appeler l’application extraterritoriale du droit américain.

La présente note vise dans un premier temps à clarifier la notion d’extraterritorialité en matière juridique, dont la définition et la conformité au droit international font souvent l’objet de malentendus. Cette clarification opérée, on mettra en lumière la convergence à l’œuvre dans la période récente entre les Etats-Unis et l’Union européenne sur ce sujet, du fait de la restriction de l’application extraterritoriale du droit américain et de l’expansion concomitante de celle du droit européen. Enfin, on restituera au débat sur l’extraterritorialité ses véritables enjeux, liés au décalage persistant entre la globalisation des flux économiques et informationnels et la fragmentation nationale des souverainetés et des systèmes juridiques.

 

 

 

[1] Les circonstances aggravantes relatées dans l’exposé des faits et la reconnaissance de culpabilité de la banque, ainsi que le montant des transactions effectuées en violation de l’embargo, expliquent la sévérité de l’amende.

[2] Le Monde daté du 9 juillet 2014.

+ - Extraterritorialité et droit international

Contrairement à ce que certains commentaires à l’emporte-pièce pourraient laisser penser, la notion d’application extraterritoriale d’un droit national est relativement complexe à appréhender et n’a pas fait l’objet en Europe d’analyses aussi approfondies qu’aux Etats-Unis.[1] Le système international issu du traité de Westphalie de 1648 consacre la souveraineté  et l’intégrité territoriale des Etats comme principes suprêmes du droit international, faisant par là-même de l’application extraterritoriale des droits nationaux une exception. Encore faut-il s’entendre sur la définition de ce qui constitue l’application extraterritoriale d’une norme nationale.

 

Extraterritorialité : de quoi parle-t-on ?

 

Certaines législations ont une portée extraterritoriale de par leur objet même : ainsi le Foreign Corrupt Practices Act américain de 1977,  qui sanctionne la corruption d’agents publics à l’étranger, implique-t-il nécessairement des agissements intervenus hors du territoire des Etats-Unis. Lorsqu’une telle loi est appliquée à l’encontre de sujets de droit américains, son caractère par nature extraterritorial ne porte aucunement atteinte à la souveraineté d’autres Etats (sinon, marginalement, celle des Etats sur le territoire desquels les actes de corruption incriminés sont localisés). De même, la capacité d’un Etat à punir des actes de personnes physiques ou morales étrangères localisées sur son territoire n’est pas contestable et ne contrevient pas au principe de territorialité.

Le débat international sur l’extraterritorialité naît dès lors qu’une norme nationale est appliquée à l’encontre d’une personne étrangère soumise à la compétence législative et juridictionnelle de l’Etat régulateur à raison d’actes commis, au moins partiellement, en dehors du territoire de cet Etat. Il porte donc en réalité sur les critères susceptibles d’attraire un ressortissant étranger (entreprise ou individu) dans l’orbite de la compétence de l’Etat régulateur à raison de tels actes. Sauf conventions internationales spécifiques, les critères de compétence législative et juridictionnelle applicables par les Etats sont définis par ceux-ci unilatéralement, mais le droit international encadre cette prérogative selon  les principes suivants.

Comme évoqué plus haut, le principe de territorialité autorise les Etats à réguler les actes commis sur leur territoire. Il est également communément admis qu’un Etat peut légitimement exercer sa compétence territoriale à l’encontre des personnes étrangères présentes sur son territoire, y compris pour des actes commis à l’étranger. Un Etat peut également subordonner l’accès à son territoire ou la jouissance d’un statut particulier sur ce territoire (autorisation d’exercice d’une profession ou activité réglementée, cotation en bourse…) par une personne étrangère au respect de ses lois et règlements, même si la conduite visée par lesdites normes est localisée à l’étranger.

Ces  principes conduisent à retenir une définition relativement étroite de l’application extraterritoriale d’un droit national contrevenant au droit international, à savoir l’imposition d’obligations à des personnes étrangères dépourvues de rattachement territorial pertinent avec l’Etat régulateur, qu’il s’agisse de leur présence sur le territoire ou du lieu de réalisation des agissements visés. A l’inverse, l’existence de liens pertinents avec le territoire de l’Etat régulateur atténue fortement la caractérisation d’application extraterritoriale, fût-ce à l’égard d’une infraction commise à l’étranger. Dans cette hypothèse, il est plus exact d’évoquer de simples effets extraterritoriaux de la législation nationale.

Le vrai débat porte alors sur le caractère plus ou moins substantiel des liens requis avec le territoire pour que s’exerce légitimement la compétence législative et juridictionnelle de l’Etat, notamment le degré ou les modalités de « présence » requise de la personne incriminée, ou le caractère plus ou moins partiel de la localisation de la conduite incriminée sur le territoire de l’Etat régulateur. Plus ces liens sont ténus, plus l’application de la norme nationale tend vers l’extraterritorialité.

Le caractère restrictif conféré par la doctrine internationaliste à la notion d’extraterritorialité se trouve confirmé par ses hésitations face à la théorie dite « des effets », qui permet d’attraire dans l’orbite juridictionnelle de l’Etat régulateur les actes commis à l’étranger par des personnes étrangères, dès lors que ces actes ont des effets sur le territoire de l’Etat régulateur. L’illustration classique en est le droit de la concurrence, susceptible de viser une opération de concentration économique ou une entente conclue à l’étranger entre des entreprises étrangères dès lors qu’elle produit des effets anticoncurrentiels sur le marché de l’Etat régulateur. Or la doctrine internationaliste, tant américaine qu’européenne, est divisée sur la caractérisation – extraterritoriale ou non – de l’application du droit concerné dans de telles conditions.

 

On retiendra de cette brève exploration que les cas d’application véritablement extraterritoriale (et potentiellement contraire aux principes du droit international) d’une norme nationale sont en réalité assez rares. Les situations litigieuses se limitent à celles dans lesquelles les liens avec le territoire servant de base à l’affirmation de la compétence de l’Etat régulateur sur une personne ou un acte s’avèrent particulièrement ténus. C’est, par exemple, le cas lorsque les autorités administratives ou judiciaires américaines exercent leur compétence sur le seul fondement de l’utilisation d’Internet, qui repose sur les réseaux de télécommunication américains, voire de l’utilisation de la monnaie des Etats-Unis dans le cadre de la conduite incriminée.

Tel n’était pas le cas dans l’affaire BNP Paribas, malgré l’insistance des commentateurs français sur l’utilisation du dollar comme fondement exclusif de la compétence américaine. En effet, la présence ancienne de la banque sur le territoire américain, l’exercice d’une activité réglementée et la jouissance d’un agrément gouvernemental à cet effet, avec les obligations d’information qui s’y attachent, et l’utilisation du système financier américain, soumettaient sans conteste BNP Paribas à l’ensemble des lois et règlements économiques applicables aux établissements bancaires américains, de manière parfaitement conforme aux principes du droit international. L’argument souvent entendu selon lequel les actes incriminés n’étaient pas illégaux en France ou en Europe est à cet égard totalement inopérant.

 

Les spécificités du droit américain

 

Mais les réactions à cette affaire illustrent un autre type de confusion : les entreprises ou personnes physiques étrangères légitimement soumises à la compétence législative et juridictionnelle des Etats-Unis ont souvent tendance à englober dans le procès de l’ « extraterritorialité du droit américain » les mauvaises surprises que leur réservent les spécificités  ou la rigueur du droit et du système juridique et judiciaire d’outre-Atlantique, notamment en matière pénale.

Ces spécificités, découvertes à leurs dépens par nombre d’entreprises et dirigeants étrangers, ont dans un premier temps concerné la procédure de discovery, les class actions, les dommages-intérêts punitifs, le rôle des juries. Mais dans la période récente, l’activisme de l’administration Obama dans le domaine du droit pénal des affaires, consécutif à la crise financière de 2007-2008, a porté sur le devant de la scène des procédures et pratiques de politique pénale telles que l’obligation de mettre en place des programmes de compliance (conformité avec les lois et règlements économiques) efficaces au sein des entreprises, le recours aux lanceurs d’alertes (whistleblowers), les enquêtes internes requises des entreprises en présence d’allégations de manquements au droit, l’exigence de coopération sans réserve avec les autorités, la transaction pénale, ou encore le « monitoring », par un tiers de confiance indépendant, de la mise en œuvre des engagements pris par les entreprises dans le cadre d’une transaction conclue avec les autorités.[2] Là encore, il semblerait que BNP Paribas n’ait pas pris à temps toute la mesure de ces exigences.

Le choc culturel, voire les conflits de lois, que peut engendrer la confrontation de personnes non américaines avec ces réalités ne relève en rien d’une application extraterritoriale du droit américain, mais souligne la nécessité pour les entreprises présentes aux Etats-Unis d’être parfaitement au fait des règles du jeu et de la culture juridique de ce pays.

A cet égard, ce qui est souvent perçu en Europe comme un traitement discriminatoire des autorités à l’encontre des entreprises étrangères résulte plutôt de l’insuffisante familiarité de nombreuses entreprises multinationales avec la culture juridique américaine – à l’origine d’une fréquente sous-estimation des risques juridiques associés à leurs activités aux Etats-Unis – , et du décalage temporel entre les Etats-Unis et la plupart des autres pays industrialisés dans l’adoption et la mise en œuvre de certains pans essentiels du droit pénal des affaires. C’est notamment le cas en matière de lutte anti-corruption, si l’on se souvient que, les pots de vin étaient fiscalement déductibles en France jusqu’en 2000.

 

 

 

[1] Voir notamment Developments in the Law: Extraterritoriality, 124 Harv. L. Rev. 1226 (2011).

[2] Voir sur ces sujets Laurent Cohen-Tanugi et Emmanuel Breen, «Le Deferred prosecution agreement américain : un instrument de lutte efficace contre la délinquance économique internationale », La Semaine Juridique, 2013.

+ - Convergences transatlantiques

Un second enseignement important des développements qui précèdent sur les contours réels de l’extraterritorialité concerne l’absence de divergence fondamentale entre les Etats-Unis et l’Union européenne quant à l’extension du principe de territorialité à des situations trans-frontières. Les critères de rattachement à la compétence territoriale évoqués ci-dessus, y compris la « théorie des effets » en matière de droit de la concurrence, sont en effet pratiqués par l’Union européenne tout autant que par les Etats-Unis.

Bien plus, on assiste depuis quelques années à une convergence de plus en plus marquée entre les deux rives de l’Atlantique sur ce sujet, du fait du reflux de l’application extraterritoriale du droit américain et de l’expansion concomitante de la compétence législative et juridictionnelle de l’Union européenne.

 

Le reflux de l’extraterritorialité aux Etats-Unis

 

Si les tribunaux américains ont eu souvent tendance à affirmer leur compétence sur le fondement de liens territoriaux ténus, notamment à l’occasion de « class actions » initiées par des demandeurs privés, la Cour suprême y a récemment mis le holà par un arrêt de principe Morrison v. National Australia Bank du 24 juin 2010, considéré comme historique.[1]

L’affaire avait pour enjeu le champ d’application territorial de la réglementation fédérale sur les valeurs mobilières (Securities Act de 1933 et Securities Exchange Act de 1934), base légale d’innombrables class actions intentées pour fraude contre des émetteurs étrangers par des actionnaires tant américains qu’étrangers, sous la houlette de cabinets d’avocats américains spécialisés.

Depuis les années 1960, les tribunaux fédéraux américains, notamment la cour d’appel du second circuit de l’Etat de New York, faisaient une application largement extraterritoriale des lois sur les valeurs mobilières, sur le fondement d’un double test dit du « comportement » (« conduct ») et des « effets », aux contours particulièrement élastiques. Si le comportement incriminé était survenu sur le territoire américain ou avait eu un effet substantiel aux Etats-Unis, le droit américain était jugé applicable. Dans le silence des textes, la jurisprudence fédérale avait en réalité adopté un parti pris favorable à l’application extraterritoriale de la législation américaine, jugée plus protectrice des investisseurs américains et étrangers, dès lors que les faits en cause présentaient un rattachement quelconque avec les Etats-Unis. En 2007, environ 15% des class actions initiées sur le fondement de la réglementation des valeurs mobilières visaient ainsi des émetteurs étrangers.

En l’espèce, la défenderesse, National Australia Bank (NAB), banque australienne dont les actions n’étaient cotées sur aucun marché réglementé aux Etats-Unis, avait acquis une société de prêts hypothécaires établie en Floride, dont elle avait dû par la suite déprécier la valeur des actifs, provoquant la chute de cours de l’action de la banque. Des investisseurs australiens qui s’étaient portés acquéreurs de titres NAB avant cette dépréciation intentèrent une action devant la justice fédérale américaine pour violation du Securities Exchange Act, en alléguant que la société américaine et ses employés avaient artificiellement gonflé la valorisation des actifs concernés avant l’acquisition, ce dont NAB et ses dirigeants auraient été conscients.

Bien que la décision Morrison ait concerné une situation extrême d’extraterritorialité – une class action d’investisseurs australiens contre un émetteur australien en réparation de dommages résultant d’achats de titres non cotés aux Etats-Unis, la Cour suprême a réaffirmé à cette occasion un principe général, selon lequel l’extraterritorialité ne se présume pas et ne peut résulter que d’une disposition expresse de la loi votée par le Congrès. En l’espèce, seul les achats et ventes de titres cotés sur un marché réglementé aux Etats-Unis, ou les achats et ventes  d’ « autres titres » réalisés aux Etats-Unis, relèvent désormais de la réglementation américaine des valeurs mobilières.

Cet arrêt de principe a rapidement fait jurisprudence au sein des tribunaux fédéraux, bénéficiant quelques mois plus tard à Vivendi, défenderesse à une « class action » intentée à New York pour le compte d’actionnaires en grande majorité français et qui avait été condamnée par un jury en 2010 à leur verser près de neuf milliards de dollars d’indemnités. La jurisprudence Morrison a eu pour effet de vider la class action de près de 90% de ses participants, bouleversant l’économie du procès. [2]

La décision Morrison a également été jugée applicable en matière pénale et à des poursuites relatives à des opérations boursières conclues hors des Etats-Unis.[3] De manière générale, malgré l’ingéniosité des avocats des plaignants,  les décisions de tribunaux fédéraux rendues en droit boursier depuis la jurisprudence Morrison en ont toutes comblés les brèches et étendu le principe, même si dans de nombreuses instances, les critères de territorialité posés par la Cour suprême ont été jugés satisfaits. On peut en conclure que, même si l’analyse au cas par cas reste la règle pour déterminer si telle ou telle situation est suffisamment rattachée aux Etats-Unis pour justifier l’application du droit américain (en l’absence de disposition extraterritoriale expresse), la tendance jurisprudentielle est clairement au reflux de l’application extraterritoriale abusive de la réglementation boursière américaine.

Les raisons en sont multiples, à la fois économiques et politiques, domestiques et diplomatiques : effet dissuasif de l’application du droit boursier américain pour les émetteurs étrangers, dans un contexte de concurrence croissante des places financières européennes et surtout asiatiques ; réaction aux Etats-Unis mêmes  contre les abus des « class actions » et de ce qu’on appellerait en France le « gouvernement des juges » ; pression diplomatique et harmonisation des réglementations boursières étrangères sur le modèle américain. L’époque où le juge et le régulateur américains s’efforçaient d’étendre la protection du droit boursier américain aux épargnants de la planète est révolue. Les partenaires des Etats-Unis s’en sont offusqués en invoquant la modernisation de leur propre arsenal législatif, et les Etats-Unis s’abstiennent désormais d’affirmer leur compétence, conformément à la vieille doctrine de la courtoisie internationale ou sur le fondement de théories juridiques classiques telles que « forum non conveniens », sauf lorsque leurs intérêts économiques ou politiques sont en jeu.
Le reflux de l’application extraterritoriale du droit américain ne se limite cependant pas au domaine boursier et financier. Il a même précédé l’arrêt Morrison dans un autre domaine privilégié de l’activisme judiciaire américain : la sanction des violations des droits de l’homme à l’échelle internationale. Adopté en 1789 et resté largement inappliqué jusqu’au 1980, l’Alien Tort Claims Act (ou Alien Tort Statute, « ATS ») donne compétence aux tribunaux fédéraux pour connaitre des actions civiles intentées par un ressortissant non américain « du fait de violations du droit des nations ou d’un traité auquel les Etats-Unis est partie ». Suite à une décision Filartiga v. Peña-Irala[4] de 1980, l’ATS était devenu, dans les prétoires américains, un instrument de lutte contre les violations des droits de l’homme où qu’ils aient été commis dans le monde. La Cour suprême à majorité conservatrice a commencé à y mettre un frein en 2004[5], et les tribunaux fédéraux lui ont emboité le pas pour restreindre peu à peu la portée extraterritoriale de l’ATS. Tout récemment, dans une décision Kiobel v. Royal Dutch Petroleum Co. de 2013, la Cour suprême vient de sonner le glas de l’application extraterritoriale de l’ATS en lui appliquant la présomption contre l’application extraterritoriale du droit américain énoncée par la jurisprudence Morrison : l’ATS n’est plus opposable aux défendeurs non américains si leurs actes n’ont pas été perpétrés sur le sol américain.[6]

 

L’expansion de la projection extraterritoriale du droit européen

 

Dans le même-temps, un mouvement inverse s’observe au sein de l’Union européenne, souvent décrite comme une « puissance normative » dont l’influence internationale s’exerce avant tout par l’exportation de ses normes. Si l’Union européenne pratique rarement l’extraterritorialité au sens strict défini dans la première partie de la présente note, elle a tout d’abord depuis longtemps fait sienne la « théorie des effets », notamment en droit de la concurrence et des concentrations. Ainsi la Commission européenne n’a-t-elle pas hésité en 2001 à interdire une opération de concentration entre deux entreprises américaines – GE et Honeywell – ayant  reçu le feu vert des autorités antitrust américaines, en raison des effets potentiels de l’opération sur le marché européen.[7]

Plus généralement, l’Union européenne pratique couramment ce que l’auteur d’une étude sur le sujet dénomme l’ « extension territoriale ».[8]  A la différence de l’extraterritorialité stricto sensu, celle-ci se caractérise par la prise en compte, sur le plan juridique, de comportements ou de circonstances localisées à l’étranger dans l’application d’une norme mise en mouvement par un rattachement territorial. A titre d’illustration, la directive européenne sur les fonds d’investissement alternatifs subordonne l’accès au Marché unique des gestionnaires de fonds non-européens au respect d’un certain nombre de critères par l’entité gestionnaire elle-même ainsi que par le pays d’origine du fonds. Des exemples similaires d’extension territoriale des normes européennes existent dans des domaines tels que le changement climatique, l’environnement ou le transport maritime et aérien.

Selon l’auteur de cette étude, la démarche d’extension territoriale européenne se distinguerait de celle des Etats-Unis par son « orientation internationale », c’est-à-dire par son respect des critères du droit international et par la compatibilité des exigences normatives européennes avec des normes internationales existantes, dont l’Union européenne encouragerait ainsi la mise en œuvre.

La distinction ne convainc cependant qu’à moitié. Dans nombre de domaines où les Etats-Unis sont communément accusés d’application extraterritoriale de leur droit, une norme internationale existe, que les Etats qui l’ont souscrite se sont engagés mettre en œuvre. Ainsi, en matière de lutte contre la corruption d’agents publics à l’étranger, l’activisme de Washington dans l’application de la loi américaine, (FCPA) s’appuie sur l’existence de la Convention OCDE de 1997 sur le même sujet. Certes, cette convention a été négociée et adoptée à l’instigation des Etats-Unis, mais n’est-ce pas là précisément la marque d’une démarche multilatéraliste à l’européenne ?

Il est enfin des domaines où l’Europe, comme les Etats-Unis, impose ses normes aux personnes étrangères sur le fondement de l’accès au marché européen. La protection des données personnelles en est une bonne illustration. Cette préoccupation, propre à l’Europe et partagée à un beaucoup moindre degré par les Etats-Unis et d’autres puissances économiques, s’est trouvée de facto imposée aux entreprises de la planète, et particulièrement à celles du secteur Internet, du fait du caractère global de la circulation de l’information. Après les accords  « Safe Harbor » négociés entre l’Union européenne et les Etats-Unis sur la protection des données exportées outre-Atlantique, le « droit à l’oubli » récemment imposé à Google (et à ses utilisateurs non européens) par un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) de mai 2014 représente incontestablement une forme inédite d’application extraterritoriale du droit européen.[9]

Sur demande de décision préjudicielle introduite par la Cour suprême espagnole, la CJCE a ainsi jugé que la directive européenne sur la protection des données personnelles s’appliquait à Google Inc, société américaine gérant le moteur de recherche Google, dès lors que cette société dispose d’un établissement dans un Etat membre de l’UE (en l’occurrence l’Espagne) et que le traitement des données à caractère personnel est effectué « dans le cadre des activités » (publicitaires et commerciales) de cet établissement. Il est intéressant de citer ici les considérants de l’arrêt relatifs au champ d’application extraterritorial de la directive :

« Il convient de relever dans ce contexte qu’il ressort notamment des considérants 18 à 20 et de l’article 4 de la directive 95/46 que le législateur de l’Union a entendu éviter qu’une personne soit exclue de la protection garantie par celle-ci et que cette protection soit contournée, en prévoyant un champ d’application territorial particulièrement large.[10]

Compte tenu de cet objectif de la directive 95/46 et du libellé de son article 4, paragraphe 1, sous a), il y a lieu de considérer que le traitement de données à caractère personnel qui est fait pour les besoins du service d’un moteur de recherche tel que Google Search, lequel est exploité par une entreprises ayant son siège dans un Etat tiers mais disposant d’un établissement dans un Etat membre, est effectué « dans le cadre des activités » de cet établissement si celui-ci est destiné à assurer, dans cet Etat membre, la promotion et la vente des espaces publicitaires proposés par ce moteur de recherche, qui servent à rentabiliser le service offert par ce moteur.

En effet, dans de telles circonstances, les activités de l’exploitant du moteur de recherche et celles de son établissement situé dans l’Etat membre concerné sont indissociablement liées dès lors que les activités relatives aux espaces publicitaires constituent le moyen pour rendre le moteur de recherche en cause économiquement rentable et que ce moteur est, en même temps, le moyen permettant l’accomplissement de cet activités. »

En d’autres termes, le fait que Google, Inc. dérive des recettes publicitaires d’Espagne suffit à soumettre le groupe aux directives européennes partout dans le monde.

 

On peut en conclure qu’il n’existe pas aujourd’hui de différence de principe entre les Etats-Unis et l’Europe en matière d’application extraterritoriale du droit, surtout depuis que la Cour suprême de Washington a donné un coup d’arrêt à la tendance historique des tribunaux fédéraux américains à s’ériger en juges de paix de la planète.

Cette remise en ordre à l’œuvre outre-Atlantique, couplée avec l’affirmation croissante de l’ambition normative européenne, se traduit par une convergence nouvelle qui nous invite à substituer aux polémiques transatlantiques une réflexion commune sur les enjeux réels de l’extraterritorialité à l’ère de la globalisation.

 

 

 

[1] Morrison v. National Australia Bank Ltd., 5661 U.S. 247 (2010).

[2] In re Vivendi Universal, S.A. Sec. Litig., 765 F. Supp. 2d 512 (S.D.N.Y. Feb. 23, 2011).

[3] United States v. Vilar, 729 F.3d 62 (2013).

[4] Filartiga v. Peña-Irala, 630 F.2d 876 (2d Cir. 1980).

[5] Sosa v. Alvarez-Machain, 542 U.S. 692 (2004).

[6]  Kiobel v. Royal Dutch Petroleum Co., 133 S. Ct. 1659 (2013).

[7] Case No. COMP/M.2220 General Electric/Honeywell [2001].

[8] Joanne Scott, Extraterritoriality and Territorial Extension in EU Law, 62 Am. J. Comp. L. 88 (2014).

[9] Arrêt C-131/12 Google Spain Sl & Google Inc. v. Agencie Española de Protección de Datos (AEPD) & Mario Costeja Gonzalez [2014] (non encore publié(e)) (rendu le 13 mai 2014).

[10] Souligné par nos soins.

+ - Un catalyseur efficace de l’internationalisation du droit

Au-delà des frictions qu’elle suscite inévitablement, l’application extraterritoriale des droits nationaux, et singulièrement du droit américain, a pour véritables enjeux le décalage entre la globalisation de la vie économique et la fragmentation nationale persistante des souverainetés et des systèmes juridiques, et les solutions à y apporter.

 

Extraterritorialité et globalisation

 

Qu’il s’agisse d’extraterritorialité strictu sensu, d’extension du principe de territorialité, ou de simples effets extraterritoriaux de l’application d’une législation nationale, le phénomène qui nous occupe est la conséquence naturelle d’une double réalité: la globalisation de la vie économique et la dématérialisation/déterritorialisation de la circulation de l’information, dont la régulation ne saurait cependant, sous peine d’inefficacité, s’arrêter aux frontières nationales. A quoi bon sanctionner la corruption d’agents publics à l’étranger ou la violation d’un embargo par une entreprise américaine (ou légitimement soumise à la compétence des Etats-Unis), si on lui permet de contourner la loi en utilisant une filiale située dans un Etat tiers ? Que signifie le principe de territorialité à l’ère d’Internet ?

Dans un monde idéal, cette régulation d’une économie mondialisée et en partie dématérialisée s’effectuerait sans conflit, grâce à l’harmonisation des législations nationales à l’échelle planétaire et à la coopération d’instances de régulation également performantes. Nous en sommes naturellement à des années-lumière. Les tensions liées à l’application extraterritoriale des droits nationaux ne sont donc que le reflet du décalage entre la mondialisation de l’économie et de la circulation des flux d’information, et la fragmentation nationale des souverainetés et des systèmes juridiques.

Le droit étant un instrument parmi d’autres de la puissance, il n’est pas surprenant que son application extraterritoriale émane principalement des grandes puissances économiques mondiales ; les Etats-Unis, l’Union européenne, mais aussi de plus en plus la Chine, qui ne fait pas mystère de ses ambitions normatives à l’échelle internationale. Les autorités de la concurrence de Pékin sont désormais un acteur incontournable en matière de contrôle des fusions et acquisitions transnationales, au côté de Bruxelles et de Washington. De même, la campagne contre la corruption menée par la nouvelle direction du Parti communiste a fait pour première victime la multinationale pharmaceutique GlaxoSmithKline. Les pratiques visées étaient certes localisées en Chine, mais Pékin s’est également doté d’une loi réprimant la corruption d’agents publics à l’étranger à l’instar des pays de l’OCDE,  et ne devrait pas manquer de l’appliquer à des entreprises étrangères hors de Chine, dès lors que ces entreprises ont une présence sur le territoire chinois.

 

Le leadership américain dans la mise en œuvre du droit économique international

 

Au sein de cet univers, les Etats-Unis disposent du double avantage de l’antériorité en matière de projection internationale de la puissance économique et d’une culture de l’application de la loi (« enforcement »), servie par des moyens et une infrastructure juridique et matérielle sans équivalent ailleurs dans le monde.

Mais le déploiement de cette supériorité logistique (si l’on peut dire) pour l’exercice d’une régulation mondiale de la vie économique trouve aussi sa justification dans l’inaction des autres Etats à l’encontre des manquements de leurs propres nationaux, quand bien même les législations seraient largement identiques. Déficit de ressources et/ou absence de volonté politique, l’abstention des partenaires des Etats-Unis dans la promotion d’une cause censée être commune ne peut qu’encourager et légitimer la propension des autorités américaines à s’ériger en gendarmes planétaires. La lutte anti-corruption fournit à nouveau une excellente illustration du lien entre la passivité des uns et l’activisme des autres.

La Convention OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales a été signée en 1997 par les 34 pays membres de l’organisation et sept pays non membres, dont la Russie et le Brésil.[1] Premier instrument international de lutte contre la corruption, la Convention vise le « versant de l’offre » du pacte de corruption. La Convention prévoit une procédure d’auto évaluation et d’évaluation mutuelle de son application par les pays membres, qui comprend une évaluation de la législation nationale adoptée pour mettre en œuvre la Convention, ainsi que l’évaluation de la mise en œuvre des législations nationales elles-mêmes.

En octobre 2012, l’OCDE a publié un rapport d’évaluation assez négatif sur la mise en œuvre par la France de la Convention.[2] Cette situation ne s’est guère beaucoup améliorée depuis, sinon l’on en juge par la déclaration ci-après, publiée le 23 octobre 2014 par le Groupe de travail ad hoc de l’OCDE :

Déclaration du Groupe de travail de l’OCDE sur la mise en œuvre par la France de la Convention sur la corruption d’agents publics étrangers

« En octobre 2012, le Groupe de travail de l’OCDE sur la corruption, par le biais de recommandations concrètes et à l’issue d’un examen approfondi, avait demandé à la France d’intensifier ses actions pour lutter contre la corruption d’agents publics étrangers et à cette fin d’engager des réformes importantes.

En octobre 2014, le Groupe de travail a salué plusieurs réformes significatives, y compris la création du parquet national financier, la suppression des instructions individuelles du Ministre de la Justice au Parquet, la protection généralisée des lanceurs d’alerte, la possibilité donnée aux associations de lutte contre la corruption de se constituer partie civile ainsi que l’augmentation substantielle des sanctions pénales pour l’infraction de corruption active d’agent public étranger. Malgré ces progrès, il a aussi considéré que la France ne se conformait pas encore suffisamment à la Convention en ne mettant pas en œuvre une partie significative des 33 recommandations formulées par le Groupe de travail.

Au moment de l’adoption de ces recommandations, les autorités françaises, par la voix du Ministre de la Justice, s’étaient engagées à prendre d’autres mesures, dont des changements décisifs de sa politique pénale. Pourtant, la réforme nécessaire, qui aurait conféré au ministère public les garanties statutaires lui permettant d’exercer ses missions en dehors de toute influence du pouvoir politique, ce qui est une condition au bon fonctionnement de la justice, n’a pas abouti. Aucune réforme allant dans ce sens n’est à ce jour envisagée. D’autres modifications attendues, dont celles qui visaient à s’assurer que la loi encadrant le secret défense et la « loi de blocage » ne fassent pas obstacle aux enquêtes et poursuites en cas de corruption à l’étranger, ne sont pas envisagées par les autorités françaises. En outre, aucune réforme du délai de prescription de l’action publique applicable à l’infraction de corruption transnationale n’est prévue, et le trafic d’influence international n’est toujours pas incriminé.

À ce titre, le Groupe de travail demande à la France de persévérer dans la poursuite de l’infraction de corruption d’agent public étranger. Tout en saluant l’ouverture de 24 nouvelles affaires depuis octobre 2012, il reste en effet préoccupé par la faible proactivité des autorités dans des affaires impliquant des entreprises françaises pour des faits avérés ou présumés de corruption à l’étranger. En effet, aucune entreprise française n’a à ce jour fait l’objet de condamnation définitive en France du chef de corruption transnationale, alors que des condamnations de ce chef ont été prononcées à l’étranger contre des sociétés françaises, et les sanctions appliquées aux personnes physiques ne sont pas dissuasives.

S’il reconnait les progrès accomplis par la France, le Groupe de travail exprime d’importantes préoccupations quant au caractère limité de ses efforts pour  se conformer à la Convention de l’OCDE sur la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, et encourage vivement la France à poursuivre les réformes annoncées initialement et toujours nécessaires ».[3]

 

La France n’est bien entendu pas le seul pays à trainer les pieds dans la mise en œuvre de la Convention et de sa propre législation anti-corruption. Même le Royaume Uni, où l’adoption du UK Bribery Act d’avril 2010 a fait grand bruit, ne semble pas prêt d’emboîter le pas aux Etats-Unis dans la lutte anti-corruption à l’échelle internationale.

Il est clair cependant que tant que les pays européens (ou l’Union européenne) n’appliqueront pas leurs propres législations contre leurs propres ressortissants, les Etats-Unis auront beau jeu de continuer à s’ériger en gendarmes de la planète dans ce domaine comme dans d’autres, dès lors que les critères de rattachement à la compétence américaine seront réunis.

 

De la confrontation à la coopération

 

Si les Etats-Unis ont incontestablement plusieurs longueurs d’avance dans certains domaines de la régulation des affaires internationales, et surtout les moyens d’en assurer l’application bien au-delà de leurs frontières, il est sans doute réducteur d’appréhender ce leadership sur le seul mode de la confrontation et de la contrariété au droit international.

Bien au contraire, on peut estimer que, dans la durée, l’unilatéralisme juridique américain a ouvert la voie ou facilité une harmonisation internationale des normes de la régulation économique, et sert désormais de modèle à l’affirmation des ambitions normatives internationales d’autres puissances économiques telles l’Union européenne ou la Chine. En voici quelques illustrations.

Dans les années 1960 et 1970, les procédures antitrust américaines étaient la bête noire des entreprises françaises et européennes. Vingt ans plus tard, non seulement elles font partie du cours ordinaire des affaires, mais l’Europe s’est dotée des mêmes instruments et la convergence et la coopération dominent dans ce domaine entre les deux rives de l’Atlantique.

Plus récemment, l’hostilité européenne à l’égard des « sanctions secondaires » (c’est-à-dire applicables aux personnes de pays tiers par rapport aux Etats-Unis et aux Etats visés  par les sanctions – typiquement une entreprise européenne ou d’un autre Etat qui serait soumise à la compétence des Etats-Unis du fait de ses activités américaines) prises contre l’Iran et la Libye par Bill Clinton dans les années 1990 a cédé la place, au cours des dernières années, à une harmonisation de la politique de sanctions à l’égard de l’Iran des deux côtés de l’Atlantique. Cette harmonisation est naturellement le reflet de la convergence des positions diplomatiques à l’égard du nucléaire iranien, mais également le résultat de l’approche plus multilatéraliste de l’Administration Obama (vote d’une résolution de l’ONU, prise en compte des intérêts européens) et de la montée en puissance de l’Union européenne elle-même comme acteur diplomatique international. Il n’en reste pas moins que le principe de « sanctions secondaires » –d’application par définition extraterritoriale – à l’encontre de l’Iran fait aujourd’hui consensus entre les Etats-Unis et l’Europe.

Les compromis  transatlantiques sur la protection des données personnelles, la Convention OCDE sur la lutte anti-corruption, ou encore la sanction des violations internationales des droits de l’homme, fournissent d’autres illustrations de la contribution positive d’une approche initialement unilatéraliste de la régulation internationale (qu’elle émane des Etats-Unis ou, plus récemment, de l’Union européenne) à l’élaboration de normes internationales consensuelles.

 

 

 

[1] Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales (1997), http://www.oecd.org/fr/corruption/conventionsurlaluttecontrelacorruptiondagentspublicsetrangersdanslestransactionscommercialesinternationales.htm

[2] Rapport de phase 3 sur la mise en oeuvre par la France de la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption, OCDE, (Oct. 2012), http://www.oecd.org/fr/daf/anti-corruption/france-conventiondelocdesurlaluttecontrelacorruption.htm

[3] Déclaration du Groupe de travail de l’OCDE sur la mise en œuvre par la France de la Convention sur la corruption d’agents publics étrangers, OCDE, 23 oct. 2014, http://www.oecd.org/fr/presse/declaration-du-groupe-de-travail-de-l-ocde-sur-la-mise-en-uvre-par-la-france-de-la-convention-sur-la-corruption-d-agents-publics-etrangers.htm.

+ - Conclusion

Ainsi, à rebours de la doctrine internationaliste classique, la globalisation peut faire de l’application extraterritoriale de normes nationales (ou fédérales) un catalyseur puissant, sinon toujours paisible, de l’élaboration du droit international.

Ce qui, à l’ère des Etats-nations et de l’ordre international westphalien, relevait de l’exception et de l’anomalie – l’application extraterritoriale des droits nationaux – est devenu, à l’heure de la globalisation, sinon la norme, du moins une réalité incontournable et un moteur de plus en plus universel de la régulation des affaires du monde.

Dans cette nouvelle dynamique d’élaboration des normes internationales, les Etats-Unis ont incontestablement joué un rôle pionnier depuis les années 1960, en raison de leur double statut de première puissance économique mondiale et d’ « empire du droit ». Le constat est d’autant plus évident si l’on prend en compte, dans une acception plus large de l’application extraterritoriale du droit américain, l’influence des principes, techniques et pratiques juridiques américains dans la sphère internationale  au cours des cinq dernières décennies. Ce mode d’élaboration des normes internationales n’est certes pas exempt de conflits, mais la production du droit international ne l’a jamais été, et l’expérience montre que ces conflits finissent par engendrer convergence et harmonisation.

Les vingt dernières années ont vu l’entrée de nouveaux acteurs – l’Union européenne et la Chine principalement – dans ce concert normatif, facteur d’équilibre, mais aussi de complexification. Le procès de l’ « extraterritorialité » en tant que telle apparait ainsi désormais comme un combat d’arrière-garde. Les acteurs de la globalisation devront apprendre à connaitre et à respecter les règles des principales puissances de la planète, et ces dernières devront apprendre à coopérer et à s’entendre sur les limites acceptables de leurs ambitions normatives internationales respectives.