Alors que le Gouvernement présente aujourd’hui la loi PACTE qui s’attache notamment, à redéfinir la responsabilité et les objectifs poursuivis par les entreprises, En Temps Réel a souhaité s’intéresser aux nouvelles méthodes d’organisation du travail dans les entreprises. Pour ce faire, En Temps Réel a travaillé avec de jeunes entrepreneurs qui ont participé, décrit et analysé les nouvelles manières de travailler qu’ils inventent eux-mêmes. Ces nouvelles formes d’organisation du travail, encore naissantes mais applicables demain à toutes les entreprises, de toute taille ou de tout secteur, commencent dès aujourd’hui à interroger notre manière d’appréhender, de définir, et d’encadrer le travail. Elles sont l’un des éléments les plus complexes de la révolutions industrielle et numérique en cours qui commence à remettre en cause le salariat traditionnel du XXème siècle. Elles appelleront demain, sans doute, une nouvelle organisation des protections sociales.
Imaginez une organisation où toutes les réunions sont réglées en moins de 40mn, tout en ayant récolté les opinions de tous. Où toutes les décisions sont prises au plus rapide et au plus proche des problèmes. Où l’intérêt général prime et dépasse les intérêts particuliers. Où les jeux politiques et les luttes de pouvoir sont inexistants. Où ce sont les collaborateurs qui mènent le recrutement d’un nouveau membre de leur équipe, de la rédaction de la fiche de poste jusqu’à la négociation sur le salaire. Où tous les employés sont pleinement engagés dans leur mission, et motivés jusqu’à la moelle pour contribuer au projet collectif. Où chacun est libre et maître de son temps, mais redevable de ses engagements envers tous. Où la réussite du projet est la priorité absolue pour tous. Cela paraît inimaginable.
Partout dans le monde, des expériences isolées émergent, mettant en place des nouvelles pratiques organisationnelles qui permettent d’atteindre, au moins en grande partie, ce qui vient d’être décrit. Cette nouvelle organisation du travail s’est généralement construite en contrepied du contrôle-commande que l’on trouve dans la plupart des organisations professionnelles. Certes radicales, elles démontrent pourtant qu’au moyen d’un changement de paradigme et de posture dans le management, il est possible de dépasser les limites sous-jacentes à notre rapport au travail actuel. Elles renversent le rapport au pouvoir et aux représentations sociales de réussite, en replaçant l’humain en plein cœur du projet, en considérant les humains comme une fin en soi et non plus comme une ressource. Le projet organisationnel, ou raison d’être de l’organisation, guide les décisions.
Se déclinent alors, au cas-par-cas et sur mesure, dans un grand souci d’écoute, organisations le plus souvent sans hiérarchie, sans contrôle, ultra-responsabilisantes, complexes et dynamiques. Ces pratiques sont d’une extrême exigence envers chaque individu et s’imposent parfois dans la douleur. Mais elles sont possibles, et déploient un niveau d’engagement et de responsabilisation maximaux de chacun des membres, car la responsabilité est l’autre face, indissociable, de la liberté.
Quelles sont ces pratiques ? Dans quel cas fonctionnent-elles ? Sont-elles applicables à tous secteurs ? A toutes les organisations qui structurent le monde socio-économique ? Comment les pratiquer, les encourager, les implémenter ? Quels changements idéologiques et culturels impliquent-elles ? De quelle évolution sociale profonde sont-elles le symptôme ? Le présent cahier se propose d’aborder ces questions en présentant dans un premier temps comment nous pouvons dépasser le paradigme actuel dans notre rapport au travail, avant de d’exposer, en théorie puis en pratique, le détail de ces nouvelles méthodes, leurs conditions d’émergence, de réussite, et d’échec.
1. DES RAPPORTS HUMAINS FLUIDES
a. Accepter l’inquantifiable
Une entreprise est avant tout une communauté d’humains, dont le fonctionnement repose sur les interactions entre individus. Et si l’être humain est assurément doté d’une capacité cognitive inégalée dans le règne animal, il n’en reste pas moins un énorme tas d’atomes irrationnels. Et c’est tant mieux ! Nous ne pourrions pas survivre sans irrationalité, sans intuition. Les travaux du neuroscientifique Antonio Damasio ont démontré clairement que l’irrationalité et les émotions tiennent une place centrale dans toute prise de décision : « Dans certaines circonstances, penser peut-être bien moins avantageux que ne pas penser. C’est ce qui fait la beauté de l’émotion au cours de l’évolution : elle confère aux êtres vivants la possibilité d’agir intelligemment sans penser intelligemment. » (Damasio, 2008). Nous avons besoin du circuit émotionnel pour être intelligents.
“ Ne méprisez la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun, c’est son génie. ” Charles Baudelaire
Pourtant, l’idéologie scientifique et l’esprit d’ingénierie, qui ont dominé pendant la révolution industrielle et toute la première moitié du 20eme siècle, ont diffusé dans les représentations collectives et influencé en profondeur notre vision du travail ainsi que la gouvernance de nos entreprises. Taylor (1856-1915) puis Ford (1863-1947) théorisent et développent en premier une approche scientifique de l’orchestration du travail. L’appareil managérial se dote d’outils scientifiques pour parfaire la capacité de production : « le système d’organisation scientifique des entreprises n’est que l’équivalent d’un dispositif d’économie du travail ; c’est un moyen très efficace et très sûr de rentre les hommes plus efficients qu’ils ne le sont actuellement, et ceci sans leur donner une plus grande charge de travail. » (Taylor, 1911-1912). Ces méthodes se révèlent en effet d’une redoutable efficacité pour orchestrer des cadences de production. Elles permettent une véritable progression de la productivité et s’accompagnent de l’augmentation des salaires.
Mais le taylorisme le fordisme montrent rapidement leurs limites, en ce qu’ils déshumanisent à l’extrême les exécutants, comme le souligne Linhart : « Ce qu’il met en place est une machine de guerre redoutable contre les ouvriers. Il les dépossède sciemment et systématiquement de ce qui constitue leur force, leur identité, et leur pouvoir : leur métier et leurs connaissances. » (Linhart, 2015). Le fordisme et le taylorisme éclipsent les aspects émotionnels qui régissent les communautés d’hommes, et en conséquence échouent à atteindre la productivité maximale de l’entreprise. En se désintéressant des émotions, le fordisme et le taylorisme passent à côté de l’élément essentiel qui régit les interactions entre individus ainsi que les processus de prise de décision, et échouent à fournir à l’organisation ce qui constitue à la fois son ciment et l’huile dans ses rouages : l’affect.
L’échec des méthodes tayloristes et fordistes à fournir de l’engagement a rapidement préoccupé les dirigeants, sensibles aux conséquences sur l’efficience de l’organisation autant qu’aux répercussions sociales sur les salariés. Les entreprises se sont efforcées de redonner une place aux rapport humains dans le travail, et le management est né. Des progrès considérables dans la prise en compte du facteur humain ont été faits depuis le début du 20ème siècle. Mais la plupart des entreprises restent imprégnées par cette idéologie de rationalisation, empreinte d’un cartésianisme profond selon lequel l’affect est un frein à la raison, au bon entendement.
Afin de rationaliser les prises de décision, tant au niveau stratégique qu’opérationnel, les entreprises se sont dotées d’un outillage de mesure, de dispositifs, qui cherchent à quantifier l’évolution d’une entreprise par rapport à des objectifs. Quantifier l’état d’une entreprise à travers des KPIs (Key Performance Indicator) est un exercice indispensable pour se doter d’éléments solides pour alimenter les prises de décisions. Comme le souligne Dujarier : « cet encadrement par les dispositifs correspond aux critères de la « rationalisation » selon Max Weber : il favorise le calcul et le choix stratégique, autonomise les fonctions et tend à universaliser les activités tout en les formalisant. Il présente de nombreux avantages du point de vue de l’organisation et du travail. » (Dujarier, 2015). Lorsqu’ils sont bien conçus, au plus près du terrain, de tels indicateurs sont des outils très puissants pour aider l’organisation à naviguer dans un environnement complexe. Par leur efficacité, KPIs et dispositifs ont donc été déployés dans tous les champs de la vie d’une entreprise, pour, en permanence, en prendre le pouls.
Seulement, il est trop souvent oublié que ce qui fait la performance de nos organisations relève au moins en partie de l’inquantifiable. La confiance, la sécurité psychologique, la connaissance, ne sont pas mesurables dans l’absolu. On ne peut pas instaurer une échelle universelle de confiance, ni à accéder au niveau de sécurité psychologique d’une personne sans l’interroger : leur établissement repose par essence sur l’appréciation subjective de chacun. Ce sont par ailleurs des grandeurs abondantes : on ne perd pas sa connaissance en la partageant, on n’a pas besoin de soustraire de la confiance à une personne pour en donner à une autre. Ces deux propriétés les rendent particulièrement difficiles à saisir par des indicateurs.
L’évolution des entreprises au cours du temps a fait s’accumuler des couches d’indicateurs de plus en plus fins, des règles de plus en plus omniprésentes et précises, qui souvent passent à côté de l’inquantifiable. Lorsque ces dispositifs sont dévoyés de leur fin initiale, lorsqu’ils sont déconnectés de la réalité des équipes, lorsqu’ils sont déversés en un véritable déluge sur les employés, ils finissent par transformer les collaborateurs en machines à reporting. Le problème ne vient donc pas de l’existence des dispositifs et des indicateurs en soi, mais de leur multiplication et suprématie qui étouffent les employés, ajoutent du stress et de la friction, tout en échouant à refléter correctement la performance et l’état de santé de l’organisation dans son ensemble. Lorsque le système d’indicateurs est poussé à l’extrême, la même dépossession que celle engendrée par le fordisme est observée.
La gouvernance d’entreprise demande aux dirigeants d’évoluer dans un espace d’une incertitude abyssale. Pour y faire face, ces derniers ont un besoin réel de s’appuyer sur des outils qui leur reflètent la santé et la performance de l’organisation. Mais il est important d’en connaître les limites, et d’admettre que certains facteurs, centraux et essentiels à la performance, sont inaccessibles par une approche rationnelle. Pour fluidifier les rapports humains, il faut commencer par les accepter tels qu’ils sont : inquantifiables, impénétrables, insaisissables, complexes et irrationnels. Petit à petit, remplacer les tentatives illusoires de mesure objective par l’écoute, subjective mais profonde, sans laquelle aucun rapport humain apaisé ne peut s’instaurer. Faire le choix stratégique et verbalisé de donner de l’espace à ces objets si difficiles à appréhender, et consacrer de l’effort à les cultiver.
“ Toujours il demeurera quelques faits sur lesquels une intelligence même révoltée saura, pour se tranquilliser elle-même, faire de secrets et sages alignements, petits et rassurants. Cherche donc, cherche et tâche de détecter au moins quelques-uns de ces alignements qui, sous-jacents, à tort t’apaisent. ” Henri Michaux
b. Confiance plutôt que méfiance
L’application de la gestion par dispositifs au domaine des ressources humaines reviennent à déterminer le cadre de vie dans lequel doit s’exécuter le travail. On mesure et contrôle le temps de présence (car il est souvent impossible de mesurer le temps de travail effectif), on surveille et valide la production de chacun, tout en ayant le souci sincère de veiller au repos et au bien-être des salariés. Les processus et contrôles, lorsqu’ils touchent à la gestion des ressources humaines se substituent à l’initiative, à la bonne volonté ou au sérieux des employés. L’encadrement par les dispositifs comporte en effet naturellement des règles destinées à contenir les ‘abus’. A chaque nouvel abus, on instaure une nouvelle règle, destinée à prévenir les abus futurs, même si la probabilité qu’ils se reproduisent est infime. Tout un tissu de règles finit par peser sur les employés, qui sentent qu’à chaque instant leur bonne volonté est remise en question. La présence même des dispositifs installe dans les représentations collectives un postulat de base de méfiance de l’entreprise vis-à-vis de l’employé.
La gestion d’une organisation par les dispositifs rend la navigation dans la structure très complexe et difficilement supportable. A force de complexité et d’enchevêtrement, les procédures deviennent contre-productives. Cette brèche ne manque d’ailleurs pas d’être exploitée par les employés lors de grève du zèle : lorsque toutes les procédures sont appliquées à la lettre, l’entreprise est paralysée. Les employés sont donc forcés de faire preuve de bon sens et de bon vouloir pour évoluer dans cet environnement. Il faut savoir désobéir intelligemment pour pouvoir produire : « L’hypermodernité est un monde dans lequel la rationalité implacable des technologies conduit à une irrationalité radicale des comportements » (Gaulejac, 2005) ; et ce alors-même que la désobéissance est sanctionnée. Marie-Anne Dujarier l’expose « refuser d’utiliser les dispositifs est sanctionné. […] Certains directeurs préviennent les titulaires de la fonction publique que ne pas se plier à ces dispositifs peut être considéré comme un « refus de tâche », passible de sanction. Plus généralement, contester les dispositifs de finalités, de procédés ou d’enrôlement est interprété comme un manque de loyauté, que ce soit à l’égard des collègues, de l’institution ou du cadre de proximité. Alors, la sanction se fait aussi morale et culpabilisatrice. » (Dujarier, 2015). Le management par objectifs, le reporting, la gouvernance par les nombres rendent les employés très vulnérables : il y aura toujours des chiffres pour jouer en leur défaveur en cas de conflit.
Douglas McGreggor, théorisa dans les années soixante au MIT les origines de la motivation au travail. Selon lui, deux théories radicalement divergentes sont appliquées par les managers à leurs équipes. La théorie X stipule que l’employé ordinaire n’a aucune ambition, rechigne au travail et aux responsabilités, et n’est mû que par des objectifs individuels, tandis que la théorie Y postule que les individus sont intrinsèquement motivés, apprécient leur travail dans l’entreprise et travaillent mieux sans système de carotte et de bâton. La théorie X conduit à un management millimétré qui s’avère particulièrement efficace pour garantir la cohérence de l’ensemble de la chaîne de travail. La théorie Y fournit un meilleur cadre pour l’épanouissement des employés mais avec un risque supplémentaire sur la qualité du travail fourni. Bien évidemment, dans la plupart des situations, un dosage intelligent des deux approches est à souhaiter. Mais l’émergence de trop nombreux dispositifs de contrôle plonge l’employé dans la perception qu’il est managé sous la théorie X, quand bien même les managers adhéreraient à la théorie Y de tout leur cœur et de toute leur bonne volonté. « Et c’est ainsi que toute la théorie économique dominante, à partir des années 1970, a été irrésistiblement poussée à proposer une théorie générale des institutions et des organisations, où le critère unique d’efficacité est d’empêcher les gens de tricher… » (Favereau, 2016). Les dispositifs nous enferment dans un climat de méfiance et de défiance.
Pourtant personne ne se lève le matin en se demandant comment il ou elle va bien pouvoir saboter l’organisation qui l’embauche. Les comportements mal intentionnés sont une réaction hors-norme face à la souffrance au travail. Le mode naturel de fonctionnement d’une collectivité est au contraire celui de la confiance. Prenons le cas de la famille, bien illustré par François Dupuy : « Savoir ce que chacun doit faire dans une collectivité ne nécessite pas que les tâches soient analysées ou disséquées, ni que la façon de les accomplir soit couchée sur le papier. Il ne viendrait à l’idée d’aucune famille d’écrire la « charte de la vie de famille » et de l’afficher à l’entrée de chaque pièce. De même ne définit-on pas par écrit le processus du lever, du petit-déjeuner, du déjeuner, du dîner et du coucher. Les acteurs savent ce qu’ils doivent faire pour que le vivre ensemble soit non seulement possible mais aussi agréable » (Dupuy, 2011). La confiance est un rapport humain complexe qui se construit sur le temps. Elle tient de la prédictibilité des individus avec lesquels on interagit.
Dans une entreprise, la confiance s’obtient par le maillage étroit de règles éthiques et de relations affectives, articulées par la communication. La verbalisation claire et simple des besoins et le respect par chacun du travail et des besoins des autres permet de réduire par l’expérience l’imprédictibilité à l’origine de la méfiance. Lorsqu’on sait qu’un collègue nous donnera en temps et en heure l’information ou le contenu dont nous avons besoin, la sécurité psychologique est assurée et nous pouvons avancer dans notre travail sans angoisse ni besoin de contrôle. La qualité de la communication est non-mesurable, mais l’instaurer est beaucoup plus simple et intuitif que ce que l’on pense.
“ Sans doute ce n’est pas le bon sens qui est « la chose du monde la plus répandue », c’est la bonté. Dans les coins les plus lointains, les plus perdus, on s’émerveille de la voir fleurir d’elle-même, comme dans un vallon écarté un coquelicot pareil à ceux du reste du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n’a jamais connu que le vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon solitaire. Même si cette bonté, paralysée par l’intérêt, ne s’exerce pas, elle existe pourtant, et chaque fois qu’aucun mobile égoïste ne l’empêche de le faire, par exemple pendant la lecture d’un roman ou d’un journal, elle s’épanouit, se tourne, même dans le cœur de celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le juste et le persécuté. ” Marcel Proust.
c. Transcender l’aliénation
L’effet de la gestion des ressources humaines par dispositifs est d’autant plus difficile à remettre en question qu’ils sont le résultat d’une volonté sincère des entreprises de favoriser l’épanouissement des employés. L’humain est vu comme une ressource, la plus importante parmi toutes, qu’il faut choyer en tant qu’actif le plus fragile. Ainsi, le principe du bien-être au travail est poussé à son maximum par les entreprises comme Google. Tout y est orchestré pour que l’employé s’y sente bien et y reste le plus longtemps possible. « Pour se rendre compte à quel point Google pousse cette stratégie du bien-être de ses employés, il faut visiter le rez-de-chaussée du centre. Salle de jeux avec baby-foot, posters géants des Beatles, salles de massage, coiffeur (pour lesquels les employés doivent payer une petite somme), garderie pour les enfants, gym, sauna, pièces de relaxation avec musique douce et aquariums… Tout est fait pour encourager les employés à rester dans l’entreprise » (Laurent, 2009). Pourtant, Google affiche un des taux de roulement du personnel les plus hauts des Etats-Unis : les salariés y passaient en moyenne 1.1 an en 2013 (Giang, 2013).
En parallèle, chacun de nous ressent un appel irrépressible pour s’épanouir au travail. Beaucoup d’affect est concentré dans l’emploi, et les coachs de carrière se multiplient pour aider chacun à trouver le poste idéal. Notre emploi est le centre de notre identité sociale, le vecteur incontournable de réalisation de soi. Cet appel à l’existence à travers le travail est normal, et ontologique, car le travail est une des activités essentielles qui nous permettent d’entrer en relation avec nous-même et avec les autres. « Le fait d’y être, d’en être, permettra de créer du lien entre soi et les autres, entre soi et soi. D’où l’importance du concept d’image de soi tel qu’il permet de comprendre pourquoi chacun a besoin d’imaginer et de croire qu’il « travaille bien ». Non pas dans l’absolu, ni même dans le réel de l’organisation telle qu’elle prescrit des normes, mais dans le réel de chacun tel qu’il s’imagine devoir / vouloir être. Ce nœud entre soi et l’acte est un élément dynamique du désir parce qu’il permet d’être en relation aux autres, au monde et à sa propre image. […] L’attachement de l’homme à son travail manifeste l’importance de celui-ci comme moyen de valorisation et de différenciation et, plus radicalement, comme noyau de structuration du rapport de l’homme à lui-même, au monde et aux autres. C’est la raison pour laquelle il ne peut renoncer à travailler le mieux possible » (Bellier, Rouvillois, & Vuillet, 2000). Le choc est donc d’autant plus rude lorsque le désir d’agir sur le monde, par le travail, se heurte aux dispositifs qui réduisent l’identité à des chiffres, briment l’élan vital, enferment dans l’impuissance. C’est ce que l’anthropologue David Graeber, inventeur du terme ‘bullshit jobs’, nomme ‘le paradoxe du travail moderne’ : « On en arrive à cette situation que j’appelle le paradoxe du travail moderne et qui repose sur deux enseignements majeurs de la sociologie du travail : a) les gens estiment qu’il se réalisent à travers leur travail ; b) les gens détestent leur travail. » (Bourgeois, 2018).
La gestion moderne engendre un décalage entre le quotidien de nos actions et le sens, lourdement chargé d’attentes sociales et existentielles, que nous donnons à notre travail. Sans mobile, travailler devient absurde, et nous nous désengageons, activement ou passivement : « lorsque le sens prescrit ne correspond pas au sens que chaque travailleur lui donne, celui-ci vit une incohérence qui, loin de le mobiliser, le conduit à désinvestir sa tâche. » (Gaulejac, 2005). Comme observé dans une interview récente de Pierre-Yves Gomez, économiste et professeur à l’EM Lyon « Il y a une crise du travail dans les organisations et en particulier dans les grandes organisations, mais qu’il n’y a pas de crise du travail en général. Nous assistons au contraire à une demande sociale et politique très forte pour se réapproprier le travail et pour contempler celui-ci, comme dit Simone Weil, c’est-à-dire pour redevenir propriétaire de son sens. » (Feertchak, 2016).
Il est envisageable de croire que l’Occident entame une transformation d’éveil profond. La prise de conscience écologique, la prise de conscience des limites de l’économie de marché, l’émergence permise par les technologies numériques de communautés sans frontières réunies autour de causes, tout cela diffuse et transpire dans toutes les couches de nos sociétés. Dans notre relation au travail, cela se révèle par une intolérance croissante à l’aliénation, à la gestion démesurée, à la perte de sens.
Il y a pourtant un chemin possible pour répondre à toutes ces aspirations individuelles et collectives. En redonnant la liberté à l’échelle de chaque individu dans les organisations, nous pouvons permettre à chacun de trouver le sens auquel nous aspirons dans nos existences. Comme l’explique Pierre-Yves Gomez, « Le travail rend libre […] parce qu’il nous lie les uns aux autres : en réalisant une partie d’un travail social, on sort, comme dit Adam Smith de la dépendance du mendiant pour devenir interdépendants les uns des autres, chacun assurant une part d’une œuvre commune. Enfin, le travail nous émancipe parce qu’il donne du sens : en donnant du sens à mon action, je donne du sens à ma vie, à mon être-au-monde. » (Feertchak, 2016). C’est en permettant l’autonomie, c’est-à-dire en laissant à chacun la liberté de bâtir et expérimenter ses propres règles, que l’on ouvre les portes vers l’appropriation du travail, condition au cœur de l’épanouissement libérateur que nous souhaitons à tous.
“ Si tout était détruit, nous aurions atteint du coup le point de départ d’une nouvelle évolution possible. Mais nous n’en sommes pas encore là. Le chemin qui nous a conduits jusqu’ici a disparu et, avec lui, également toutes les perspectives d’avenir qui nous étaient communes jusqu’à présent. Nous ne vivons plus qu’une longue chute sans espoir. Regardez par la fenêtre, vous verrez comment va le monde. Où courent les gens ? Que veulent-ils ? Nous ne distinguons plus l’enchaînement des choses qui leur donnerait un sens suprapersonnel. En dépit du grouillement général, chacun est muet et isolé en lui-même. L’imbrication des valeurs du monde et des valeurs du moi ne fonctionne plus convenablement. Nous ne vivons pas dans un monde détruit, nous vivons dans un monde détraqué. ” Franz Kafk
2. TOUS TENDUS VERS UN MEME BUT
a. Dépasser le culte de la performance
Nos sociétés contemporaines poussent à l’excès la compétition et le culte de la performance. Le sport en est une illustration notable. Si une grande partie de nos capacités physiques nous sont données de manière aléatoire et inégale entre nous, il n’en reste pas moins que nous pouvons facilement avoir prise sur notre corps et le pousser à réaliser des exploits, pour peu que nous appliquions la bonne dose d’entrainement, de discipline et de détermination. La compétition sportive devient l’illustration directe de la capacité de chacun à se maîtriser, à se dépasser, à appliquer sa capacité de puissance à son propre corps, à démontrer sa force mentale. « La valeur heuristique du sport consiste en ce qu’il permet de saisir l’expérience ordinaire des hommes ordinaires, une certaine mise en forme de la coexistence humaine […], de la mesure de nos propres capacités dans un univers irréfutable » (Ehrenberg, 2011). Et nous voyons tous fleurir autour de nous ces personnes qui courent marathon, Iron Man, triathlon, qui transcendent leur besoin existentiel de réalisation en un culte de la performance dont ils obtiennent l’approbation dans les représentations collectives.
Ces représentations collectives somment une injonction au dépassement de soi perpétuel y compris dans le domaine professionnel : « [la société a] propulsé un individu-trajectoire à la conquête de son identité personnelle et de sa réussite sociale, sommé de se dépasser dans une aventure entrepreneuriale » analyse Alain Ehrenberg (Ehrenberg, 2011). Alors les grandes écoles se dotent de parcours Entreprenariat, dévoyant les jeunes de connaissances solides et denses pour leur enseigner des savoir-faire concrets mais courts-termistes : apprendre à monter un business plan, à convaincre un investisseur, etc. Ces savoir-faire les armeront dans un premier temps face aux aléas inévitables du parcours d’un entrepreneur débutant. Mais en se substituant à un fonds de connaissance, on prive ces jeunes d’un cadre de référence pour l’exercice de leur esprit critique, de matière pour l’entraînement de leur faculté d’analyse, du terrain qui nourrit leur capacité à grandir ; qui sont pourtant précisément les compétences dont ils auront besoin pour réussir leur parcours entrepreneurial. Le mythe de la startup comme affirmation existentielle suprême pousse ainsi bien des jeunes dans une voie dangereuse et risquée, car on n’arme pas pour affronter la grande détresse psychologique que suscite toute démarche d’invention. Le parcours entrepreneurial demande une solidité psychologique à toute épreuve, car il s’agit d’un véritable travail de création, pour lequel il faut apprivoiser l’inconnu, en ce sens semblable à celui des chercheurs et des artistes, qui, comme le souligne Ehrenberg, « se sont les premiers construits autour d’une obligation d’incertitude » (Ehrenberg, 2011). En privilégiant l’angle de la performance individuelle à travers la réalisation entrepreneuriale, on ne donne pas les moyens aux jeunes de surmonter les difficultés psychologiques dont ils devront pourtant faire preuve pour faire leur trace à travers l’inconnu du monde.
La performance est au cœur du processus d’inviduation, en tant qu’attribution à l’individu du sens de sa vie. Ce processus est à la racine de la réalisation de soi, mais le risque est grand de tomber dans une individualisation intense, un repli sur la sphère privée, un repli sur soi. Si on n’intègre pas que l’individuation ne peut se faire sans l’aide des autres, le culte de la performance nous fait sombrer dans le culte de la compétitivité, qui elle, nous isole les uns des autres, et finit par nous conduire à l’échec, comme l’explique Vincent Cespedes : « La performance met fin au jeu. Elle rend les rapports humains sérieux et les victoires blessantes. (…) Dépourvue d’enjeux humains, la course à la performance et au rendement est justement ce qui nous fait échouer. » (Cespedes, 2010).
De cet isolement mécanique dans lequel nous glissons malgré nous naît des profondes souffrances. Tiraillés entre nos aspirations légitimes de relations nourrissantes et d’amour et le besoin de sur-performer sur tous les plans, l’existence devient un sacerdoce. « Enjoint de décider et d’agir en permanence dans sa vie privée comme professionnelle, l’individu conquérant est en même temps un fardeau pour lui-même. Tendu entre conquête et souffrance, l’individualisme présente ainsi un double visage. » (Ehrenberg, 2011). La dépression nous guette, en ce qu’elle devient le symptôme de la confrontation entre la possibilité illimitée dont nous avons l’illusion, et l’immaitrisable que nous expérimentons chaque jour. « La dépression et l’addiction sont les noms donnés à l’immaîtrisable quand il ne s’agit plus de conquérir sa liberté, mais de devenir soi et de prendre l’initiative d’agir. Elles nous rappellent que l’inconnu est constitutif de la personne, aujourd’hui comme hier. Il peut se modifier, mais guère disparaître – c’est pourquoi on ne quitte jamais l’humain. Telle est la leçon de la dépression. L’impossibilité de réduire totalement la distance de soi à soi est inhérente à une expérience anthropologique dans laquelle l’homme est propriétaire de lui-même et source individuelle de son action. La dépression est le garde-fou de l’homme sans guide, et pas seulement sa misère, elle est la contrepartie du déploiement de son énergie. Les notions de projet, de motivation, de communication dominent notre culture normative. Elles sont les mots de passe de l’époque. Or la dépression est une pathologie du temps (le déprimé est sans avenir) et une pathologie de la motivation (le déprimé est sans énergie, son mouvement est ralenti, et sa parole lente). Le déprimé formule difficilement des projets, il lui manque l’énergie et la motivation minimale pour le faire. Inhibé, impulsif ou compulsif, il communique mal avec lui-même et avec les autres. » (Ehrenberg, 2011).
Dépasser le culte de la performance, dans l’entreprise comme ailleurs, apparait comme une nécessité fondamentale pour permettre au processus d’individuation de tenir ses promesses : un chemin de la réalisation de soi, qui ne peut exister qu’en relation avec les autres.
“ Parfois, je lève la tête et regarde mon frère l’Océan avec amitié : il feint l’infini, mais je sais que lui aussi se heurte partout à ses limites, et voilà pourquoi, sans doute, tout ce tumulte, tout ce fracas. ” Romain Gary
b. Un changement de posture est nécessaire
Cultiver la compétitivité et la performance, c’est vouloir maximiser ses potentialités. Si l’on veut prétendre à dépasser la compétitivité qui divise, il nous faut commencer par accepter les limites de notre propre potentiel. Rassembler les hommes dans le travail nécessite un changement de posture dans notre rapport au monde. Celui de reconnaître, accepter et honorer nos propres limites. Lorsqu’on devient tranquille avec ses limites et ses faiblesses, lorsqu’on les accepte comme élément constitutif de notre être au même titre que la couleur de nos yeux ou le prénom de notre mère, nous pouvons commencer à regarder l’autre, à instaurer un dialogue, à entrer en relation.
Accueillir ouvertement ses propres limites, c’est aussi montrer à l’autre que les siennes ne sont pas malvenues. C’est installer un climat propice à la confiance. S’émanciper de la honte de nos limitations nous amène immédiatement à nous camper solidement sur nos forces, et nous ouvre à aller chercher chez l’autre les forces qui complètent nos zones moins solides. Ainsi, nous valorisons l’autre, et à plusieurs, nous pouvons compléter le puzzle pour réaliser ensemble quelque chose qui nous dépasse.
Par exemple, une personne ayant un très mauvais sens du détail mais douée en vision stratégique globale, plutôt que de se faire violence pour surmonter ce défaut, ce à quoi elle ne parviendra d’ailleurs jamais complètement, peut choisir de faire appel à des collègues pour l’assister dans la relecture des documents qu’elle produit. Reconnaissant sa faiblesse, elle en appelle à leur force. Ce qui était un travail isolé devient une entreprise collective. En les appelant à l’aide, elle les valorise. Et c’est en reconnaissant leur valeur, et non en les jalousant pour des qualités qu’elle n’a pas, qu’ils l’inspirent à changer, qu’ils la tirent vers le haut, qu’ils l’aident à progresser.
Ce changement de posture face à la performance individuelle permet de relâcher la pression, et de laisser l’imagination et la créativité trouver des solutions pour dépasser les limites de chacun, non plus par une discipline que l’on s’applique individuellement, mais en puisant dans la richesse du monde et des autres. Transcender l’individualisme par l’acceptation de notre finitude est un saut nécessaire pour l’émergence de tout projet réellement collectif.
“ Nous crevons de faiblesse, et cela permet tous les espoirs. La faiblesse a toujours vécu d’imagination. La force n’a jamais rien inventé, parce qu’elle croit se suffire. C’est toujours la faiblesse qui a du génie.” Romain Gary
c. Le collectif prime sur l’individuel
L’individualisation des rapports humains concentre le besoin de reconnaissance sur le travail, et donc sur l’acquisition de traits symboliques d’existence sociale : « dans le champ du travail, la seule reconnaissance qui vaille, c’est-à-dire qui soit capable de lester suffisamment le sujet, est une reconnaissance d’ordre symbolique passant par la nomination, par le fait d’être à un poste, d’avoir un statut, en un mot d’avoir une place garantie dans l’organisation ». (Vidaillet, 2013). L’accès au statut par la compétition devient un centre de cristallisation ontologique. Dès lors qu’on abandonne la compétition extrême pour s’ouvrir à l’autre, ce besoin existentiel perd son point de fixation, qui doit se transférer sur un autre objet pour garantir notre sécurité psychologique : le collectif.
L’individuation a des limites et nous avons tous expérimenté que lorsqu’il s’agit d’interactions humaines, le tout est beaucoup plus que la somme des parties. Car être humain est avant tout être en relation. Nous nous définissons par les relations que nous entretenons avec les autres humains. « To be in a human world is to live in a world of humans, and in a sense what more occupies our lives than other people? From the beginning we emerge into awareness within a web of human connections that unceasingly engage us until death. It is not merely that man is a social being but that his nature as human implies a life of feeling and encounter with others. Work, art, nature and ideas may take us with them for a while, but soon we are back immersed in « real life »- and real life means simply the human being, ourselves and other people » (Hillman, 1967).
Le monde associatif, les familles, les projets artistiques nous montrent qu’il est possible de rassembler des êtres humains en les inscrivant chacun dans un projet collectif, qui soit en résonnance avec les aspirations personnelles. Si l’on accorde la plus haute forme de valorisation sociale à la contribution à un collectif, en transcendant la performance individuelle par l’ouverture à l’autre, on satisfait le besoin existentiel non plus à travers la performance, mais à travers la réussite du groupe. « Lorsque le travail conserve une dimension collective, la question de l’estime de soi transite par les valeurs du groupe auquel on s’identifie. On s’estime entre pairs, on valide les valeurs morales portées par le groupe. Les atteintes à ces valeurs, l’échec, le mépris ; et l’humiliation ne sont pas perçus nécessairement comme une remise en cause de soi mais comme une atteinte au groupe » (Linhart, 2015). Ce glissement est précisément ce qui permet d’obtenir ce que le management moderne se targue d’accomplir sans jamais vraiment le toucher : la remise de l’humain au centre des organisations et des entreprises.
“ Les rêves suffisent à pourvoir de l’ersatz pour tout ce dont le corps est privé. ” Pascal Quignard
Les principes que nous venons d’évoquer sont des constats de bon sens que quelques chefs d’entreprises isolés ont eu l’audace de mettre en place en profondeur. Bien que très diverses, ces entreprises sont communément rassemblées sous le nom d’ « entreprises libérées » selon Isaac Getz et Brian Carney ou d’entreprises « opales » par Frédéric Laloux.
Les entreprises libérées telles qu’Isaac Getz et Brian Carney les décrivent sont des entreprises dans lesquelles le leader se contente – et c’est d’ailleurs un exercice très difficile – de communiquer sa vision pour l’entreprise, et de donner tous les moyens aux employés pour qu’ils la réalisent, car c’est eux qui sont les plus à même de trouver les meilleures solutions opérationnelles. Une entreprise libérée est donc « une forme organisationnelle dans laquelle la majorité des salariés sont totalement libres et responsables dans les actions qu’ils jugent bon — eux et non leur patron — pour réaliser la vision de l’entreprise » (Getz & Carney, 2016). L’entreprise libérée est donc vue comme une innovation managériale et comporte des limites en ce qu’elle n’éloigne pas le risque d’une vision utilitariste de la liberté et du bonheur des employés.
La description de Laloux des entreprises opales reprend ce concept et le dépasse. La figure du leader y reste absolument centrale, mais son rôle devient de sentir où l’organisation veut aller d’elle-même et de l’accompagner. Ce saut supplémentaire, considérable, conduit Laloux à évoquer un changement de paradigme profond qui s’inscrit dans la continuité de l’évolution des organisations. Les organisations ne sont plus vues comme des objets sur lesquels nous avons prise, mais comme des organismes à part entière dont nous faisons partie, et que nous devons écouter pour comprendre et suivre leur mouvement naturel. Nous reprendrons donc ici principalement les idées développées par Frédéric Laloux, qui ont l’avantage supplémentaire d’être extrêmement bien documentées dans un wiki en ligne, ce qui permettra au lecteur d’approfondir et de déployer des solutions s’il souhaite expérimenter.
Par emprunt à la théorie intégrale de Ken Wilber, Laloux reprend les différents stades évolutifs des organisations humaines en leur attribuant un adjectif et une couleur :
ROUGE – IMPULSIF
Les organisations rouges correspondent à l’exercice du pouvoir par un seul chef. Le ciment organisationnel est la peur, il s’agit d’organisations très réactives, à objectifs courts-termistes, qui fleurissent dans les environnements chaotiques, comme les milices, les mafias ou les milices tribales.
AMBRE – TRADITIONNEL
Les organisations ambres s’illustrent par une pyramide hiérarchique fixe et ostensible. Le contrôle-commande et l’orchestration du travail s’opère du sommet vers les étages inférieurs. Ce sont des organisations d’une grande stabilité, garantie par des process rigoureux. Le futur est vu comme une répétition du passé. On retrouve sous ce paradigme l’église catholique, les armées et la plupart des organisations gouvernementales, ainsi que les systèmes d’éducation publique.
ORANGE – REUSSITE
Les organisations oranges fonctionnent sous le management par objectifs, où la liberté est donnée sur l’exécution des taches, et la stratégie imposée d’en haut. Le but est de battre la compétition à travers la croissance et le profit. L’innovation y est un enjeu central. Les grandes entreprises multinationales sont les exemples les plus répandus de ce type d’organisation.
VERT – PLURALISTE
Les organisations vertes ont une structure pyramidale classique mais plus aplatie, où l’accent est fortement mis sur la culture d’entreprise et sur l’émancipation et l’autonomisation des employés. L’épanouissement professionnel et la motivation sont au cœur des préoccupations du management. Des organisations modernes centrées sur la culture opèrent sous ce paradigme, comme Southwest Airlines, Ben & Jerry’s, etc.
OPALE – EVOLUTIF
Les organisations opales correspondent à un saut de conscience supplémentaire, en postulant que le monde est un lieu de développement individuel et collectif. Chaque individu y contribue librement, sa quête existentielle entrant en résonnance avec un projet collectif bien défini. Les organisations opales se comparent à des organismes vivants, et s’articulent selon trois principes fondamentaux : la raison d’être évolutive, l’autogouvernance et la plénitude.
Il va de soi que cette vision schématique ne saurait refléter la réalité : chaque organisation, chaque entreprise, chaque communauté humaine est un mélange unique de composantes piochées dans tous les paradigmes, un arc-en-ciel de couleurs singulier qui s’est construit au cours de son histoire. Mais de la même manière que la sociologie permet de mieux appréhender les enjeux de société en rassemblant des individus uniques et singuliers en des groupes, sous des traits communs ; nous catégorisons ici à grands traits les organisations pour mieux les comprendre.
Le saut proposé par l’opalité correspond à un changement d’époque fondamental dont nous sommes témoins, qui s’apparentera peut-être au changement de paradigme ayant eu lieu lors de la transition entre la monarchie et la démocratie. L’avenir nous le dira, mais ces notions proposent un bouleversement profond des rapports humains et de leur rapport au monde. L’opalité est un champ d’expérimentation continu qui sous-tend ce renversement sociétal. C’est avant tout la passion d’un nouveau chemin.
1. TROIS PRINCIPES FONDAMENTAUX A L’ORIGINE DE LA DISRUPTION ORGANISATIONNELLE
a. La raison d’être donne le cap
De la même manière qu’un organisme vivant n’est pas piloté par une seule cellule, les organisations opales ont une vie et une direction qui leur est propre. Cette direction, ou raison d’être, est ce cœur vibrant qui cristallise les aspirations des individus qui la composent. C’est la mission de l’organisation dans laquelle les individus se reconnaissent, pour laquelle ils souhaitent s’investir. Comme le soulignent Margaret Wheatley et Myron Kelner-Rogers, nous avons tous un besoin d’appartenance à nos organisations : « It is strange perhaps to realize that most people have a desire to love their organizations. They love the purpose of their school, their community agency, their business. They fall in love with the identity that is trying to be expressed. They connect to the founding vision. They organize to create a different world. » (Wheatley & Kellner-Rogers, 1996).
La raison d’être est ce qui cimente ce sentiment d’appartenance. C’est le but vers lequel chacun tend, et qui appelle à rejoindre l’organisation. La raison d’être diffère d’un objectif à atteindre. Ce n’est pas une étape de développement d’un projet, le lancement d’un produit ou la réalisation d’un objectif financier. C’est une aspiration profonde, un rêve qui mobilise toute notre attention, en résonnance avec nos valeurs. Comme le relèvent encore Wheatley et Kellner-Rogers, c’est l’identité au cœur même de l’organisation : « Identity is the source of organization. Every organization is an identity in motion, moving through the world, trying to make a difference. Therefore, the most important work we can do at the beginning of an organizing effort is to engage one another in exploring our purpose » (Wheatley & Kellner-Rogers, 1996). La raison d’être devient alors ce qui guide toute décision prise par l’organisation. On s’y réfère en permanence. Dans l’idéal, elle est profondément engrammée chez tous, c’est ce qui nous rassemble. C’est ce pour quoi chaque membre a rejoint le projet. C’est ce qui éclaire chaque prise de décision délicate. La raison d’être structure le collectif et devient la boussole à laquelle chacun et tous se réfèrent pour naviguer, autant dans le quotidien que dans le stratégique.
Lorsque la raison d’être guide l’évolution d’une organisation, la réussite économique passe du statut de fin à celui de moyen à déployer pour atteindre la raison d’être. Le rapport à la finalité économique en ressort complètement bouleversé. Le paradigme orange, dans lequel le profit et la croissance sont vécus comme les objectifs premiers de l’organisation, devient caduque. Et c’est ainsi que l’on peut voir la firme Patagonia faire campagne lors du ‘Black Friday’ pour une veste de montagne avec le slogan « don’t buy this jacket ». Pour servir leur raison d’être : « Build the best product, cause no unnecessary harm, use business to inspire and implement solutions to the environmental crisis. » (Patagonia, 2018), il est apparu plus important de sensibiliser les clients sur l’acte d’achat plutôt que de les enjoindre à acheter.
De la même manière, le concept de compétition est profondément bousculé : toute opportunité est bonne pour joindre ses forces afin d’atteindre la raison d’être. Laloux rapporte ainsi les propos de Jos de Block, leader d’une organisation de santé néerlandaise qui embauche plus de 8000 infirmières à domicile : « In my perspective, the whole notion of competition is idiotic. It really makes no sense. You try to figure out how you can best organize things to provide the best care. If you then share the knowledge and the information, things will change more quickly. » (Laloux, Reinventing Organizations, 2014).
La raison d’être est un objet difficile à cerner, car elle est évolutive. Il faut doter l’organisation d’oreilles, c’est-à-dire de donner à tous les membres une capacité d’écoute pour qui leur permette de sentir ce que l’organisation veut devenir. Ces habitudes d’écoute sont plutôt diffuses et continues. Il ne s’agit pas de moments spécifiques de prise de pouls, mais plutôt d’une culture où la sécurité psychologique est garantie à tous. Certaines organisations n’hésitent pas à former leurs membres à des pratiques de pleine conscience pour décupler ces capacités d’écoute. L’expression des envies et des doutes est encouragée et toute personne qui sent qu’un changement est nécessaire l’exprime dans la transparence et la simplicité. L’intelligence collective essaime ensuite les idées jusqu’à ce que les décisions soient prises de manière organique. Les changements de stratégie s’opèrent donc de manière imperceptible à mesure que les individus testent des idées et les déploient lorsqu’elles fonctionnent et suscitent suffisamment d’adhésion auprès des membres.
“ Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose. Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer. ” Antoine de Saint-Exupéry
b. Autogouvernance
Si on imagine un monde du travail sans hiérarchie, donc sans autorité personnifiée pour diriger, sans système central pour imposer, forcer la direction et le contenu du travail à produire, il faut inventer un autre espace pour que l’autorité émerge sous d’autres formes. Avoir une multitude d’individus fermement ancrés dans la confiance en soi et dans le monde ne suffit pas à coordonner des tâches pour accomplir un projet. Pour répondre à cet enjeu d’autogouvernance, les organisations opales partent du principe qu’un seul individu ne pourra jamais égaler l’intelligence développée par une multitude d’esprits réunis, et sont devenues maîtres dans l’utilisation de l’intelligence collective.
L’intelligence collective décuple créativité. Y faire appel, c’est cultiver un terreau fertile pour l’émergence d’idées originales et pertinentes. Une personne énonce un problème, mais il ne lui est pas demandé de trouver elle-même la solution. Chaque membre s’approprie le problème, et le groupe explore les idées de tous par un remue-méninge enthousiaste. Nos idées sont suscitées par notre expérience, notre psychologie, et notre exposition à des facettes variées de la vie de l’organisation. Et comme chacun matérialise une combinaison unique de ces facteurs, la richesse et la pertinence des idées trouvées à plusieurs sont souvent déconcertantes. L’envie de l’un fait écho au passé de l’autre, et subitement la solution apparaît miraculeusement, comme une évidence.
La prise de décision par intelligence collective ne signifie pas la recherche de consensus, mais s’appuie sur la notion de consentement. Plutôt que de chercher à faire en sorte que tout le monde soit d’accord (consensus), une décision est prise dans la mesure où personne ne s’y oppose (consentement). La raison d’être sert de boussole à chacun pour donner son consentement à une tentative nouvelle. Cela permet un large champ à l’expérimentation : des idées même farfelues peuvent-être testées temporairement, du moment que personne n’y voie de grand danger, avant d’évaluer par la pratique si elles s’avèrent bonnes ou non.
L’intelligence collective ne veut pas non plus dire l’implication de tous les membres pour une prise de décision. Il s’agit plutôt de rassembler des personnes pertinentes pour la décision en question autour d’un problème à résoudre. Il ne s’agit pas d’une décision imposée par une personne, mais d’une idée élaborée par tous. La mise en place peut prendre de nombreuses formes, comme celles de réunions très cadrées où les tours de parole sont calibrés et élaborés de sorte à servir l’intérêt commun.
La pratique centrale de l’autogouvernance que l’on retrouve sous une forme ou une autre dans toutes les organisations opales est celle de l’Advice Process, ou sollicitation d’avis. Le principe est simple : toute personne peut prendre n’importe quelle décision à n’importe quel moment, du moment où elle sollicite l’avis de 1) des personnes affectées par la décision et 2) des personnes ayant l’expertise sur le champ de la décision (Reinventing Organizations Wiki, 2018). La décision appartient ensuite à la seule personne ayant sollicité l’avis. Il ou elle peut choisir de suivre cet avis ou d’y déroger, dans la mesure où elle peut apporter la preuve que l’avis a été sollicité. Ce double point de propriété de la décision et de liberté sur la conclusion est indispensable pour assurer la fluidité du process. Après avoir rassemblé tous les avis qui lui semblent nécessaires à la décision, le responsable choisit ce qui lui semble le meilleur pour l’organisation (souvent avec la raison d’être très présente en tête). La responsabilité étant l’autre face, indissociable, de la liberté, on ne peut déployer un engagement profond et responsable que si l’on a la totale latitude sur la décision. L’advice process est en ce sens extraordinairement libérateur et particulièrement efficace. Il permet une distribution totalement transparente du pouvoir tout en garantissant la sollicitation de l’intelligence collective. Chacun est profondément autonomisé et responsabilisé sur tout son périmètre d’activité, mais aussi au-delà. Ce principe est véritablement un pilier essentiel du fonctionnement opérationnel des organisations opales.
“ It doesn’t make sense to hire smart people and then tell them what to do; we hire smart people so they can tell us what to do. ” Steve Jobs
Communication continue, transparente et bienveillante
Une autre pratique essentielle à l’émergence de l’intelligence collective est l’instauration d’une communication continue transparente et bienveillante. Celle-ci ne peut apparaître que lorsque les individus sont prêts à prendre des risques individuellement. Une séance de brainstorming n’est réussie que si l’on parvient à abattre les filtres, à débrider les associations d’idées, et ceci n’est possible seulement si chacun se sent en confiance dans le groupe, seulement si personne ne craint le jugement de l’autre. Une communication fluide et un espace de dialogue franc, ouvert et honnête est absolument nécessaire dans toute organisation. C’est pourtant l’élément de culture le plus délicat à mettre en place, car il repose sur une démarche d’essai-erreur sans recette miracle. Nous en illustrerons ici l’état d’esprit par quelques exemples.
A Sensome, il y a une pratique de « green and red flags ». A la fin de la réunion hebdomadaire qui rassemble tous les membres de l’équipe, chacun est invité à donner un drapeau vert ou rouge, c’est-à-dire à féliciter quelqu’un ou le groupe sur une action effectuée la semaine précédente, ou au contraire exprimer une inquiétude ou un mécontentement sur un évènement récent. Tous les sujets sont permis : féliciter un collègue pour son travail, râler sur un détail du quotidien, énoncer une inquiétude plus profonde sur la stratégie ou les modes de fonctionnement de l’équipe, etc. Et lorsque cela fait plusieurs semaines qu’aucun drapeau rouge a été levé, il y a toujours quelqu’un pour soulever le manque de drapeaux rouges comme un drapeau rouge en soi, et ainsi enjoindre chacun à parler des problèmes aussitôt qu’ils émergent.
A Altman Partners, une réunion récurrente est exclusivement consacrée à la résolution des conflits. Nommée « Eléphant » en référence à l’expression anglaise « the elephant in the room » qui désigne un problème ou un risque énorme et évident que personne n’ose soulever, elle donne un espace au désamorçage des tensions. Chaque quinzaine, toute l’équipe se donne d’une heure pour aborder les problèmes de fond, des points de blocage, des pistes d’amélioration.
Il est important ici de souligner qu’il n’est pas nécessaire d’apporter une solution lorsqu’on soulève un problème. L’idée est plutôt de fournir un espace d’expression sécurisé qui mette en branle l’intelligence collective. Si le problème est profond, la réunion se conclura sur la création d’un groupe de travail rassemblant les personnes les mieux à mêmes de trouver une solution, par advice process par exemple.
Le désamorçage précoce des conflits est également une préoccupation centrale des organisations opales. Lorsqu’il n’y a plus de chef pour trancher lors d’une situation conflictuelle, il faut en appeler à la responsabilité individuelle. Les techniques classiques de communication non-violente sont enseignées à tous et des guides peuvent-être fournis, y compris sous forme de procédures formelles, pour accompagner la gestion des discussions délicates. L’appel à un médiateur est fréquent. Celui-ci n’a pas figure d’autorité mais d’accompagnant neutre et bienveillant étant là comme un catalyseur pour dissoudre la tension. (Reinventing Organizations Wiki , 2018)
c. Plénitude : au-delà des dualités
Dans la plupart des environnements de travail, nous sommes encouragés par les représentations collectives à ne montrer qu’une facette de nous-mêmes. Les organisations sous les paradigmes rouges, ambre et orange vivent avec la peur que si elles permettent à chacun d’arriver avec leurs faiblesses, excentricités, leurs lubies, les choses deviennent rapidement incontrôlables. Les employés de leur côté ont peur de montrer ces facettes plus singulières d’eux-mêmes, car ils s’exposeraient à l’incompréhension, aux critiques, au détriment de leur réputation. Des deux côtés, la peur brime et contraint les énergies. Alors nous ne montrons que notre facette « professionnelle », c’est-à-dire la partie déterminée, masculine, sûre d’elle-même et rayonnante de force de notre personnalité. Le reste ? Il est mieux de le cacher, de le laisser à la porte. La vulnérabilité, les doutes, sont relégués au domaine du privé.
Pourtant, nos réactions, nos comportements, nos habitudes sont forgées par la totalité des environnements dans lesquels nous évoluons. La sphère privée influence la sphère professionnelle, et inversement. Au lieu de s’opposer, les deux se nourrissent mutuellement. Biologiquement, notre humeur, la qualité de notre sommeil, ont une influence directe sur nos prises de décisions, qui sont nous l’avons vu, impossibles sans émotions. Cultiver une bonne santé, physique comme psychique, est donc indispensable pour apporter la meilleure contribution possible à l’entreprise. Et si l’équilibre physique s’aborde par des habitudes d’hygiène, des comportements alimentaires et un exercice fréquent, l’équilibre psychique s’obtient à travers l’acceptation inconditionnelle de la personne pour ce qu’elle est. Ce ressenti peut être atteint par des habitudes de communication, des comportements d’écoute, une posture d’ouverture à l’autre, que l’on peut acquérir par la théorie et la pratique.
La plénitude est d’ailleurs au cœur de nombreuses traditions de sagesse. Ces philosophies tiennent à leur centre l’idée d’interconnexion de toute chose. Elles nous disent qu’au fond, nous sommes profondément reliés à l’ensemble du monde. Nous sommes une partie d’un tout bien plus grand que nous, qui nous dépasse. Selon ces traditions, notre aspiration la plus profonde est de retrouver la plénitude, à travers la réalisation de la non-séparation de nous à l’autre et à l’ensemble du monde. Dans la plénitude, il n’y a plus de distinction entre objet et sujet, et nous pouvons alors entrer dans l’épanouissement au monde, comme le souligne le psychologue et enseignant Michael Stone : « Free from the stress of dualistic fixation, and the ongoing habit of dividing the relational field into two – a subject and an object for the subject – we emerge free and better able to respond to others » (Stone, 2008).
Les organisations opales mettent donc la quête de plénitude au cœur de leurs préoccupations. C’est assurément le troisième pilier fondamental qui permet à toute la structure de tenir, et qui constitue une véritable rupture avec les modèles traditionnels. Chacun est invité à venir, riche de toute sa complexité et de toutes ses contradictions pour contribuer au mélange désordonné dont se nourrit l’intelligence collective. Dans les organisations opales, on considère que « any situation can be approached from fear and separation, or from love and connection. We chose love and connection » (Laloux, Reinventing Organizations, 2014). La peur est accueillie et honorée comme source d’apprentissage, chacun est enjoint à exprimer ses doutes et ses limites, sans peur de jugement. En faisant don d’une peur ou d’une angoisse, on élève l’autre de la confiance qu’on lui donne, et on lui offre l’occasion de se réaliser en nous aidant : rien ne rend plus heureux que d’aider quelqu’un. Les connexions humaines fleurissent ainsi dans la profondeur des connexions, et par là décuplent leur force.
En pratique, la quête de plénitude se décline dans une attention particulière accordée aux pratiques qui relèvent traditionnellement des ressources humaines, dont certaines seront déclinés plus en détail plus bas. Tout en gardant bien en tête qu’ici, l’humain n’est pas vu comme une ressource mais comme une fin en soi. De même que les pratiques de communication énoncés plus haut, la quête de plénitude s’appuie sur un tissu culturel qui favorise la sécurité psychologique, honore les différences et accueille tout ce que nous avons en nous de meilleur et de moins bon.
Ainsi, certaines organisations adoptent des chiens et des chats et laissent aller et venir leurs enfants, sans que cela ne perturbe l’organisation ou l’exécution du travail. Une pratique intéressante pour favoriser l’échange est le diner 15 toasts lancé en Californie par Tim Leberecht, auteur du livre « The Business Romantics » (Leberecht, 2015). Le principe est de rassembler 15 personnes qui sont reliées par une relation professionnelle autour d’un dîner au restaurant, pour les faire échanger sur des sujets qui vont bien au-delà du contenu strictement professionnel. Le principe est simple : chaque dîner a un thème, par exemple la liberté, la dignité, le courage, etc., et durant le repas, chaque personne présente à la table doit porter un toast sur le thème du jour. Cela peut-être une anecdote personnelle, un élément appris d’une lecture, ou simplement un mot qui vient du cœur, les contributions sont complètement libres. A ceci près : le dernier à porter un toast doit le chanter ! L’ambiance qui en découle surprend systématiquement les invités extérieurs, qui sont estomaqués qu’autant d’authenticité puisse se développer dans un contexte professionnel. Cela nous fait irrémédiablement plonger dans la profondeur de nos valeurs, et permet de cultiver une forme d’intimité, en groupe : « Often attached to high-profile gatherings, the dinners give 15 guests the permission to be vulnerable, engage as human beings in an open and genuine conversation, and surprise one another and themselves. The dinners raise awareness of issues that might be too big and elusive to be captured by formal agendas but deserve deep reflection and meaningful exchange. They also are intended to build trust among leaders and create spaces where people are able to bring their “full selves” to the table ». (15 Toasts, s.d.).
“ On devrait être toujours légèrement improbable. ” Oscar Wilde
2. EN PRATIQUE, COMMENT CA MARCHE?
Maintenant que les grands principes directeurs ont été énoncés, nous pouvons plonger un peu avant dans des exemples de pratiques pour mieux saisir le contraste avec les organisations fonctionnant sur des paradigmes précédents.
a. Structure hiérarchique et répartition des rôles
Le Larousse définit la hiérarchie comme une « classification dans laquelle les termes classés sont dans une relation de subordination, chaque terme dépendant du précédent et commandant le suivant ». Dans une organisation opale, cette définition devient caduque. De même que le management est vidé de son sens, le concept de hiérarchie semble appartenir à un autre monde. Dans la plupart des organisations opales, la hiérarchie fixe est transmutée en une hiérarchie multiple, dynamique et circonstancielle. On ne parle plus de « chef » mais de « rôles ». Les rôles sont en revanche très bien délimités et définis, et consignés dans un document mis à jour régulièrement, qui fait office d’organigramme dynamique.
L’attribution des rôles se fait la plupart du temps de manière organique. Lorsqu’un membre sent la nécessité de créer un nouveau rôle, il en alerte l’ensemble des personnes susceptibles de le prendre en charge à travers un canal de discussion, qu’il soit virtuel ou en personne, selon les pratiques de l’organisation. Une discussion s’ouvre où chacun partage ouvertement ses craintes et aspirations, jusqu’à ce que la meilleure décision pour le groupe soit atteinte. Si cela est nécessaire, la personne en charge du nouveau rôle se déleste d’un autre rôle pour pouvoir dégager du temps de travail. A Sensome, nous avons un filet de sécurité pour désigner un responsable au cas où la discussion n’aboutit pas sur une solution satisfaisante. Nous tenons à jour une matrice de compétences qui liste les savoir-faire et l’expérience de tous sur tous les domaines de compétence sollicités par le projet. Si aucune solution n’est trouvée par le dialogue, la matrice de compétence pointe vers la personne la mieux outillée sur les compétences requises pour la tâche en question, qui a l’obligation morale, vis-à-vis du groupe, de prendre en charge le travail. Ceci étant dit, depuis deux ans de mise en place, nous n’avons jamais eu besoin de nous y référer.
La structuration en « rôles » permet de distinguer individu et fonction. Cela permet également une grande flexibilité dans la diversité des tâches que chacun peut accomplir, et ouvre la voie vers un chemin d’épanouissement personnel sans limite. En effet, il n’y a plus d’obstacle à prendre en charge à la fois des rôles stratégiques, d’administration, et des rôles opérationnels plus techniques. Dans ces structures, il est anodin de voir des personnes endossant le rôle de PDG pour l’interface à l’extérieur se retrouver également à des rôles opérationnels en interne ! Chacun peut donc librement puiser dans l’ensemble des tâches à réaliser pour le projet celles qui l’appellent le plus pour son chemin de vie personnel, et faire ainsi s’entrechoquer ce qu’il aime faire, ce pour quoi il est doué, et ce qui est utile au monde. Cette structure permet à chacun de tendre au plus proche possible de l’Ikigai, la définition japonaise de la raison d’être ou de l’épanouissement (Wikipedia, 2018).
b. Recrutement
Lorsqu’un rôle nécessite un temps plein et que les membres de l’organisation n’ont pas souhaité abandonner leurs activités pour l’honorer, il faut ouvrir un recrutement. Ici, c’est encore le principe de l’advice process qui est décliné. Ce sont les futurs collègues du nouveau membre qui coordonnent le recrutement de A à Z. Ils choisissent ou non d’ouvrir le poste en consultation avec les différentes parties prenantes, comme les responsables de la trésorerie et du budget, lorsqu’il y en a un. Ils écrivent et diffusent l’offre, en se faisant aider de qui leur semble pertinent, reçoivent les candidats, et font leur choix. Comme le recrutement n’est pas centralisé par un service RH qui a des chiffres à tenir, les employés ont tendance à être très transparents sur le quotidien du travail et la mission du poste à pourvoir. Et c’est tout dans l’intérêt de l’entreprise : n’est-il pas difficile de gérer une déconvenue à l’embauche lorsque le contenu du poste n’est pas à la hauteur des attentes d’une nouvelle recrue ? L’honnêteté et la transparence sont ici encore les maîtres mots.
En retour d’une très sincère honnêteté, les candidats sont de leur côté beaucoup plus enclins à tomber eux aussi leur masque. Ce dernier point est absolument crucial, car le fit culturel est le point sur lequel tous les projecteurs se braquent pour décider d’une embauche. Il est bien connu que nous embauchons des gens pour leurs compétences, et nous séparons d’eux pour leur comportement… Durant le recrutement, beaucoup d’attention est portée à informer le candidat sur le mode de fonctionnement non traditionnel, afin qu’il sache par avance où il met les pieds et qu’il puisse réfléchir sur son adhésion aux valeurs et principes de l’entreprise avant de s’engager. La même attention est portée une fois le recrutement opéré, dans les premières semaines et premiers mois, pour s’assurer que l’acculturation s’opère le mieux possible.
Dans une organisation opale, les rôles sont si fluides que l’éventail de compétences est moins important que la capacité d’écoute, l’honnêteté et la résonnance entre les aspirations individuelles et la raison d’être de l’entreprise. L’accent est donc surtout mis sur l’ouverture à l’autogouvernance. Et bien entendu, il s’agit là de choses non-mesurables, des ressentis qui se situent parfois même au-delà du langage. La ou les personnes en charge du recrutement doivent se fier à leur intuition pour statuer sur ces aspects. Comme ils s’agit d’un choix délicat, le ou les responsables du recrutement n’hésitent donc pas à faire appel à de nombreuses personnes pour croiser les réactions afin de conforter ou infirmer leur ressenti. Souvent, les candidats sont invités à de nombreuses reprises, pour s’assurer que l’éventail de rencontres a permis de bien jauger la compatibilité culturelle. Par ailleurs, il n’est pas rare de voir des candidats attirés par une organisation simplement par sa raison d’être. Dans tous les cas, le recrutement s’apparente plus à de la cooptation qu’à une vérification systématique de compétences. Certains n’hésitent pas à embaucher une personne sans vraiment savoir ce que ses compétences vont pouvoir apporter au projet collectif, mais simplement parce que les aspirations personnelles sont en résonnance avec la raison d’être de l’entreprise. La probabilité de se tromper, dans ce cas, est très faible.
c. Planning, Budget, Achats et Investissement
Peu ou pas de planning ni de budget
La plupart des organisations opales fonctionnent sans ou avec un planning et un budget très limités. Plutôt que de chercher à prédire l’avenir, elles partent du principe que celui-ci est incontrôlable et qu’il vaut mieux se doter d’une grande réactivité afin de pouvoir s’ajuster en tout instant à l’environnement conjoncturel. Laloux rapporte une image utilisée par Brian Robertson, d’Holocracy, particulièrement parlante : « imagine if we rode a bicycle like we try to manage our companies today. It would look something like this: we’d have our big committee meeting, where we all plan how to best steer the bicycle. We’d fearfully look at the road up ahead, trying to predict exactly where the bicycle is going to be when…. We’d make our plans, we’d have our project managers, we’d have our Gantt charts, we’d put in place our controls to make sure this all goes according to plan. Then we get on the bicycle, we close our eyes, we hold the handle bar rigidly at the angle we calculated up front and we try to steer according to plan. And if the bicycle falls over somewhere along the way… well, first: who is to blame? Let’s find them, fire them, get them out of here. And then: we know what to do differently next time. We obviously missed something. We need more upfront prediction. We need more controls to make sure things go according to plan. […] When you are actually riding a bicycle, steering is not something you do once upfront; it’s something you do in continuous flow, with micro increments all the time, and you do it consciously, you do it based on opening your eyes, taking in data in multiple ways. You’ve got your balance, your heading, you’ve got your senses fully at play by staying present in the moment, sensing your reality and consciously choosing your response at every moment. It’s not directionless, you still have a purpose pulling you forward, and in fact you are more likely to maintain control towards expressing your purpose by being conscious and present in every moment.” Les organisations opales fonctionnent comme un organisme vivant tout entier tendu vers sa destination. Son système organique de perception lui permet de s’ajuster en permanence aux conjonctures et d’optimiser au long terme le chemin pour atteindre son but. (Laloux, Reinventing Organizations, 2014).
Dépenses décentralisées
En termes de gestion des dépenses, le principe de distribution de la responsabilité par l’advice process s’applique ici encore. Dans l’esprit, n’importe quelle personne est susceptible de faire n’importe quelle dépense s’il sollicite l’avis de personnes impactées et qui détiennent l’expertise sur le sujet. La personne qui suggère un investissement est responsable de toute la chaîne d’achat. Les budgets peuvent-être remis en question par les pairs.
Un employé qui a besoin d’un nouvel écran d’ordinateur ou d’un billet de train n’a pas besoin de passer par une centralisation de la dépense. Il peut simplement passer commande ou se rendre en magasin, tant qu’il a consulté l’avis des personnes pertinentes. Et bien évidemment, plus la dépense est significative, plus le nombre de personnes impliquées dans la décision est naturellement grand. Ainsi il va de soi que pour l’achat d’un appareil informatique, l’employé ira demander l’avis de l’équipe IT bien plus experte que lui en la matière, et ainsi de suite. (Laloux, Reinventing Organizations, 2014).
A Sensome, un budget annuel est composé en cumulant les estimations de chaque détenteur de rôle (ou ‘Task Lead’), et sert essentiellement à dimensionner les levées de fonds. Toutes les dépenses prévues au budget peuvent-être effectuées directement par le Task Lead sans consultation. Une personne qualifiée en finance d’entreprise détient le rôle de centraliser le suivi des dépenses, mais pas le pouvoir de prendre une décision ou de la bloquer. L’information est disponible à tous, actualisée au mois le mois. Si une dépense nécessite de sortir du budget initialement estimé, alors un advice process est requis.
d. Temps de travail
Toujours dans une perspective responsabilisante, chacun est tenu pour responsable d’écouter son corps, de respecter ses limites et de prendre du repos autant que de besoin. Les individus ont conscience d’être inégaux devant la résistance au stress, d’avoir des situations personnelles choisies ou subies variées, et acceptent les différences de degré d’investissement au travail au même titre que tout autre différence comme les goûts en matière d’art ou les préférences culinaires. Si certains trouvent leur passion dans leur travail, d’autres la trouvent ailleurs, et il est considéré que du moment où les engagements pris par rapport au groupe sont tenus, il est tout à fait normal que le temps restant disponible soit accordé à d’autres activités. C’est même encouragé, car il est admis que chacun s’enrichit de la diversité de ses expériences, qui profiteront en retour au collectif sous une forme ou sous une autre.
“ Some go first, and others come long afterward. God blesses both and all in the line, And replaces what has been consumed, And provides for those who work the soil of helpfulness…” Jelaludin Rumi, Perse 13ème siècle
Encore une fois le process est ici simplifié à l’extrême chez Sensome, et repose sur le concept de consentement. Pour valider un départ en congés, on se doit de l’annoncer publiquement. Ceux qui récupèreront la charge de travail pendant l’absence, par la proximité de leurs rôles, sont seuls à avoir droit de véto. Si la demande ne rencontre pas d’objection, elle est implicitement accordée.
Y-a-t-il des abus pour autant ? En pratique, sur l’année 2017, certains ont dépassé, et d’autres sont sous le quota ‘standard’ de la convention collective dont la société dépend. La moyenne est à 40 jours, soit légèrement au-dessus du standard, mais l’énergie récupérée en termes d’engagement et d’agilité compense largement les absences. D’autant que beaucoup n’hésitent pas à prendre des « demi-vacances » où ils profitent d’un moment de calme à distance pour travailler plus tranquillement, à mi-temps. Le respect des engagements pris par rapport au groupe sert de cap que tous suivent.
e. Rémunération
C’est de loin le point le plus épineux. Si on pousse la logique jusqu’au bout, chacun doit être suffisamment responsable pour mesurer son implication et son influence, en termes d’engagement, de rôles pris et tenus, et du temps de travail consacré, et doit être capable d’ajuster soi-même sa rémunération en fonction de ces paramètres et de celui de la valeur sur le marché des rôles qu’il ou elle détient.
En pratique, atteindre collectivement ce degré de maturité est extrêmement difficile, car notre rapport à l’argent est pour beaucoup d’entre nous au cœur de beaucoup de processus psychologiques profonds. Un accompagnement de chacun et du groupe dans cette démarche est souhaitable pour que le minimum de tensions apparaisse.
Dans les entreprises opales, les postulats fréquemment retrouvés sont les suivants : chacun choisit son propre salaire, sous les conseils de ses pairs. Si quelqu’un n’est pas satisfait de sa situation financière, il peut simplement en parler et la changer. On considère que les primes individuelles ou collectives sont plutôt des sources de distraction par rapport à la raison d’être, et risquent de biaiser les comportements. Les salaires sont transparents. Certaines sociétés choisissent de définir des fourchettes de salaire au sein de laquelle les employés peuvent établir leur choix, l’appartenance à telle ou telle fourchette étant établie par une évaluation par les pairs. (Reinventing Organization Wiki, 2018).
En pratique, l’inflation des salaires est évitée par le regard critique collectif qui s’exerce. Un euro investi en salaire est un euro non investi à un autre endroit qui pourrait mieux servir la raison d’être. L’intelligence collective est sollicitée pour maintenir la raison d’être au cœur des décisions.
Cet aspect de la gestion d’entreprise est de loin le sujet le plus difficile à traiter en autogouvernance. Pour qu’il puisse exister, il est essentiel d’attirer l’attention de tous sur le fait qu’il est illusoire de chercher à ce qu’il se déroule sans tensions, mais que chacun doit avoir confiance en soi et au groupe pour que les tensions se dissolvent rapidement dans le dialogue.
Nous allons détailler ici l’exemple de la startup Fly The Nest, cabinet de conseil accompagnant les entreprises à générer de l’engagement dans leurs équipes. Ils ont mis en place un processus très sophistiqué ayant abouti à l’auto-détermination de la rémunération. Le système est régi par advice process mais les employés sont guidés par de nombreux inputs pour les aider à trouver leur juste rémunération :
Où : JobType correspond au type de métier (vendeur, développeur, consultant, etc) ; Experience évaluée sur l’arbre de compétences, Grade reflète le niveau de responsabilité, et Location correspond au salaire de base minimal nécessaire pour vivre en région parisienne, fixé collectivement.
Le process se déroule ensuite comme suit :
Une possibilité est laissée à tous d’amender en fonction du résultat sur le budget A la fin du séminaire les salaires sont fixés jusqu’à la prochaine campagne. Une procédure comparable est en cours de déploiement au sein de la branche Belgique de Décathlon. Les facteurs de succès d’une rémunération autonome semblent-être : une bonne pédagogie de la rémunération, un exercice de critique bienveillante par les pairs, et une transparence à tous les niveaux (information accessible à tous et en tout instant).
2. DES EFFETS COLLATERAUX D’UNE GRANDE VERTU
Le changement de paradigme, le glissement du niveau de conscience qui s’opère dans l’opalisation a des conséquences profondes sur la performance de ces organisations et l’engagement de leurs membres. Nous vous enjoignons toutefois à lire la section qui suit avec beaucoup de précaution : chaussez vos lunettes opales et rappelez-vous que toutes les conséquences énoncées ci-dessous ne sont que des effets collatéraux qu’il est impossible de maîtriser. La performance n’a plus le même sens dans un monde opale, et l’engagement va de soi, puisque les organisations reposent sur la convergence d’aspirations individuelles autour d’une aspiration collective. Si l’on cherche à ‘opaliser’ une organisation avec pour but d’obtenir ces effets de performance et d’engagement, on travestit la démarche, qui est alors vouée à l’échec. On ne peut pas faire l’économie du changement profond de paradigme, du bouleversement ontologique sous-jacent, de la grande transformation.
a. Un système efficace pour gérer la complexité
Un système complexe est « un ensemble constitué d’un grand nombre d’entités en interaction qui empêchent l’observateur de prévoir sa rétroaction, son comportement ou évolution par le calcul » (Wikipedia, 2018). Un avion de ligne est un objet compliqué : il est difficile de le démêler, de le comprendre, mais un plan existe, et une fois le plan compris, il est possible de le démonter et le remonter à l’identique. Une assiette de spaghetti, en revanche, est un objet ultra complexe : il est impossible d’en prévoir sa forme par le calcul, ni de reproduire deux assiettes identiques !
Le monde dans lequel nos entreprises évoluent aujourd’hui tient plutôt des spaghettis alla carbonara que de l’A380. Par la mondialisation, la dérégulation et l’accélération du rythme des transactions sur les marchés financiers, l’environnement des entreprises, c’est-à-dire le monde économique, a tout d’un système complexe. Si les sociétés de services sont par nature plus soumises aux aléas de l’incontrôlable, car leur marché direct est psychologisé, l’industrie doit elle aussi faire face à des enjeux imprédictibles, en ce qu’il s’est opéré un glissement de leurs sources de revenus de l’économie réelle à l’économie financière (Favereau, 2016). L’évolution socio-économique du monde plonge donc chaque organisation, chaque groupe d’individus qui souhaitent travailler, c’est-à-dire façonner le monde, d’emblée dans un système de nature complexe. Les organisations opales s’avèrent être d’une grande efficacité pour gérer des systèmes complexes ou évoluer dans des environnements complexes. L’intelligence collective permet de naviguer dans un tel environnement. D’abord, l’autogouvernance dote l’organisation d’un dispositif sensoriel extrêmement aiguisé : chaque employé est à l’écoute de l’environnement et tous fonctionnent comme autant de ‘capteurs’ d’information. L’information n’est pas perdue dans la friction de la communication interne et atterrit au bon endroit, au bon moment. Ensuite, la décentralisation de la prise de décision rend l’organisation ultra-réactive. En temps réel, des ajustements sont faits pour s’adapter à un changement, qu’il soit interne ou externe : une modification du contexte de marché, la demande d’un client, un problème dans la chaîne de fabrication, etc. Enfin et surtout, la navigation à vue par la raison d’être donne une direction claire, franche et stable qui compense le flou et l’incertitude que génèrent les environnements complexes. Ainsi, plutôt que de tenter de contrôler, planifier et anticiper le futur, les organisations opales ont opéré un changement de mentalité, un saut fondamental dans la pensée du monde et des organisations. Elles ont compris que le seul moyen d’exister dans un environnement incontrôlable est de s’ancrer dans le lâcher-prise, d’ouvrir l’espace à l’inconnu, d’embrasser l’incertitude, et de faire confiance en leur capacité à ressentir et s’ajuster selon ce qui se présentera, toujours dans la direction de la raison d’être.
“ Il ne s’agit pas de plier ou de rompre, il s’agit de surmonter, et pour cela il faut d’abord se surmonter soi-même. On n’y échappe pas. S’écarter de cette voie, c’est se perdre. Il faut accueillir patiemment en soi-même toute chose, et il faut croître. Les frontières du moi angoissé ne tombent que sous l’action de l’amour. Derrière les feuilles mortes qui bruissent autour de nous, il faut voir le jeune et frais feuillage de printemps, il faut patienter et attendre. La patience est le seul vrai fondement de la réalisation de tous les rêves. ” Franz Kafka
b. Epanouissement personnel et engagement
L’épanouissement personnel n’est pas recherche, mais souvent obtenu
Le bonheur est un chemin personnel sur lequel il est illusoire de vouloir avoir une prise. On ne peut pas forcer le bonheur de l’autre. Mais on peut lui faciliter le chemin. L’opalité ne fait pas nécessairement le bien-être ou le bonheur des individus. Les entreprises opales ont pour seul but la réalisation de leur raison d’être. Il se peut que cette raison d’être embrasse une composante d’épanouissement des salariés, tout comme il se peut également, en théorie, que la raison d’être soit purement économique, ou même amorale (bien qu’en pratique, ce n’est jamais le cas). Mais les mécanismes d’autogouvernance et d’ultra liquidité de la prise de décision ne peuvent fonctionner sans l’adhésion de la raison d’être individuelle à la raison d’être collective. En conséquence, l’alignement des aspirations personnelles avec la raison d’être de l’entreprise débouche sur un alignement de valeurs qui décuple les énergies.
“ Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience ” René Char
L’entreprise devient un contenant sécurisé au sein duquel nous pouvons évoluer pour réaliser notre propre raison d’être, autrement dit pour nous réaliser nous-mêmes. Chacun est libre, s’il le souhaite, de prendre le chemin de son génie, c’est-à-dire de trouver l’Ikigai japonais. Il devient possible de nous engager dans une activité qui s’appuie sur nos prédispositions, pour laquelle on éprouve du plaisir et qui nous inscrit dans quelque chose de plus grand que nous, qui nous dépasse.
En psychologie, cette zone miraculeuse est décrite comme « un état mental atteint par une personne lorsqu’elle est complètement plongée dans une activité, et se trouve dans un état maximal de concentration, de plein engagement et de satisfaction dans son accomplissement. » est nommé état de flow (Wikipedia, 2018). Largement étudié, cet état est directement lié à la motivation, à l’aspiration profonde. Cet état se vit comme un sentiment de puissance, de sérénité et de bien-être, et une dilatation du moi où les préoccupations à propos de soi-même s’évanouissent, tant nous sommes inscrits dans la transcendance. Si cet état, qui est souvent qualifié d’extase, est facilement observé chez les acteurs ou les musiciens, ou encore dans l’exercice intense d’une spiritualité, les structures opales facilitent son émergence dans le travail (en tant qu’activité rémunératrice qui permet la production de biens et de services).
Selon Bellier et al., « le travail est humanisant quand il offre des conditions permettant de renforcer l’autodétermination et l’altérité » (Bellier, Rouvillois, & Vuillet, 2000). L’espace laissé pour l’éclosion de l’épanouissement personnel par les structures opales est un champ fertile pour le bien-être au travail, même si ce n’est pas nécessairement le but premier. L’entreprise devient un contenant sécurisé au sein duquel nous pouvons évoluer pour réaliser notre propre raison d’être, autrement dit pour nous réaliser nous-mêmes. Chacun est libre, s’il le souhaite, de prendre le chemin de son génie, c’est-à-dire de trouver l’Ikigai japonais. Il devient possible de nous engager dans une activité qui s’appuie sur nos prédispositions, pour laquelle on éprouve du plaisir et qui nous inscrit dans quelque chose de plus grand que nous, qui nous dépasse.
En psychologie, cette zone miraculeuse est décrite comme « un état mental atteint par une personne lorsqu’elle est complètement plongée dans une activité, et se trouve dans un état maximal de concentration, de plein engagement et de satisfaction dans son accomplissement. » est nommé état de flow (Wikipedia, 2018). Largement étudié, cet état est directement lié à la motivation, à l’aspiration profonde. Cet état se vit comme un sentiment de puissance, de sérénité et de bien-être, et une dilatation du moi où les préoccupations à propos de soi-même s’évanouissent, tant nous sommes inscrits dans la transcendance. Si cet état, qui est souvent qualifié d’extase, est facilement observé chez les acteurs ou les musiciens, ou encore dans l’exercice intense d’une spiritualité, les structures opales facilitent son émergence dans le travail (en tant qu’activité rémunératrice qui permet la production de biens et de services).
Selon Bellier et al., « le travail est humanisant quand il offre des conditions permettant de renforcer l’autodétermination et l’altérité » (Bellier, Rouvillois, & Vuillet, 2000). L’espace laissé pour l’éclosion de l’épanouissement personnel par les structures opales est un champ fertile pour le bien-être au travail, même si ce n’est pas nécessairement le but premier.
Engagement au travail et motivation
Immanquablement, la raison d’être agit comme un carburant pour la motivation de tous. Dans une organisation opale, les membres n’ont pas besoin de chercher longtemps pour répondre à la question ‘pourquoi vous levez-vous le matin ?’. L’adhésion à la raison d’être et son alignement avec les aspirations profondes de chacun est un levier puissant d’engagement au travail. Elle permet à chacun de donner du sens à sa vie, et d’avoir une vie qui fait sens.
La décentralisation de la prise de décision donne à chacun tous les moyens dont il a besoin pour faire évoluer les choses, comme il l’entend, dans la direction de la raison d’être à laquelle il adhère. Pouvoir mesurer les effets de son action sur le monde est une source inépuisable de satisfaction et de motivation. Le chirurgien voit très clairement lorsqu’une intervention a réussi et que le patient s’en sort bien. Mais rares sont les métiers où le degré d’évidence de notre effet sur le monde est si fort. Les principes opales permettent à chacun de prendre pleine possession de son action sur le monde. Comme l’explique Pierre-Yves Gomez, « le travail rend libre, émancipe par essence. Parce qu’il nous émancipe de la nature. Parce qu’il nous fait passer de personnes ayant des capacités à des personnes ayant exercé ces capacités, ces talents. » (Feertchak, 2016) . En permettant à chacun d’exercer ses talents, l’opalité facilite l’émancipation dans le travail, et débride les énergies associées à l’exercice d’une pure liberté.
L’opalité promeut, par ses mécanismes mêmes, la précellence des motivations intrinsèques sur les motivations extrinsèques. C’est-à-dire qu’elle s’appuie sur des motivations basées sur un intérêt ou un plaisir dans la réalisation de la tâche elle-même, qui résident au cœur de l’individu ; plutôt que sur des motivations issues de normes sociales ou d’influences extérieures à l’individu. Ceci permet de rétablir un équilibre là où habituellement, ce sont les motivations extrinsèques qui tendent à être sollicitées par les structures oranges, ambres ou rouges d’organisation du travail.
Les leviers de l’engagement au travail résident dans les deux types de motivation. En accordant une place sans commune mesure à la motivation intrinsèque, l’opalité maximise, par essence, l’engagement au travail et la motivation des employés.
“ Si le destin est cet élan qui, provenu d’un autre lieu du monde que de soi, s’empare d’un être pour l’attirer à sa suite, sans qu’il en comprenne à aucun moment la nature, alors elle avait un destin. Elle se dit : ‘Je ne sais pas où je vais, mais j’y cours avec détermination. Quelque chose me manque où je sens que je vais aimer m’égarer’. ” Pascal Quignard
c. L’innovation peut fleurir
Une étude publiée par le MEDEF et l’association des centraliens en décembre 2017 suggère que « le management un frein à l’innovation pour 76 % des personnes interrogées. Suivent le « manque de lien entre le marché et la recherche (70 %) » et la « culture de l’innovation (66 %) » (Leac, 2017). Les structures opales permettent de déverrouiller l’innovation en libérant les énergies et les initiatives de tous les employés, et chacun des trois piliers y contribue. La raison d’être stimule les individus à se dépasser pour atteindre un but commun ; la distribution du pouvoir demande à chacun de cadrer ses propres exigences, souvent bien supérieures à celles du manager ; la flexibilité des rôles encourage l’apprentissage et optimise l’épanouissement des talents de chacun ; et enfin beaucoup de temps et d’énergie déployés en réunions ou lutte d’égos sont économisés par une culture de plénitude.
L’innovation et la créativité ne se limitent pas à la transformation digitale. Celle-ci est tout au plus un changement d’outil, qui engendre ses bouleversements de taille, au même titre que l’imprimerie a bouleversé le cours de l’histoire. Mais parachuter un outil sur des équipes qui n’ont pas les moyens d’expérimenter leurs idées ni les réflexes de communication pour les diffuser ne favorisera en rien l’émergence de concepts ou de pratiques nouveaux.
La véritable créativité s’opère souvent à un niveau inconscient. Nos meilleures idées nous surprennent là où nous les attendons le moins, au détour d’un vagabondage ou après une sieste. « Un sommeil nocturne de qualité et une sieste offrent les meilleures conditions pour favoriser l’émergence d’idées créatives. Mais une interruption de sommeil comme l’insomnie est, pour certains, une autre source pour l’imaginaire. Les états de conscience qui précèdent le sommeil ou l’éveil peuvent être aussi des moments privilégiés pour la créativité, tout comme les rêves. » (Adant, 2011). S’il est certainement très bon et conseillé de laisser les employés faire une sieste post-prandiale, là n’est pas notre propos. Mais il n’en reste pas moins que le lâcher prise d’une organisation sur ses employés est essentiel à l’émergence de l’innovation. Comme le souligne Olivier Favereau : « Comment inciter un collectif, non seulement à produire plus mais à apprendre et innover, c’est-à-dire à découvrir du neuf ? La première voie est de s’adresser au collectif pour qu’il trouve lui-même les solutions, moyennant un certain cadrage, convenu ou négocié entre les parties prenantes ; la seconde est d’assimiler la performance collective, à une somme de performances individuelles, avec un cadre prédéterminé, pensé par le sommet de l’organisation. La première voie en démultipliant les synergies entre les membres du collectif fait jouer pleinement le théorème selon lequel le tout est plus que la somme des parties – c’est sa force : elle rajoute une productivité spécifiquement collective aux efforts de productivité individuels. Mais elle suppose une articulation particulière des pouvoirs au sein de l’entreprise, puisque la hiérarchie doit accepter de s’auto-limiter pour jouer un jeu coopératif avec toutes les composantes. » (Favereau, 2016)
La sécurité psychologique est également au cœur des processus d’innovation collective. Une étude comparative menée par Google et IDEO sur 280 équipes pendant deux ans a montré que la différence principale entre les équipes innovantes et les équipes moins innovantes était la sécurité psychologique (IdeoU, 2017). Là où les individus peuvent être pleinement eux-mêmes, libres d’essayer des idées mêmes les plus farfelues, sans crainte du jugement de l’autre, l’innovation fleurit.
“ On a besoin d’idées fausses ; la très grande idées fausse est dynamogène et comme telle convient. ” Henri Michaux
Tout n’est pas rose dans les organisations opales. Elles charrient leur lot de frustrations, de conflits, de changement de stratégie inopinés et d’échecs inhérents à toute communauté d’hommes. Nous allons répondre ici à certaines questions fréquemment posées, avant d’énoncer quelques limites du système.
Lorsque les principes d’opalité sont évoqués, il nous vient naturellement à l’esprit la startup comme cadre idéal – et unique – d’émergence et de réussite de telles pratiques. L’imaginaire collectif nous représente en effet les startups comme un lieu de tous les possibles. Si la création d’entreprise, comme tout début d’aventure collective, est propice à l’expérimentation et à l’exercice des libertés, c’est loin d’être systématique. Certaines de ces jeunes entreprises sont au contraire bien plus archaïques que nombreuses grandes entreprises du CAC40. Parmi les critères de sélection pour son étude, Frédéric Laloux a imposé que les entreprises retenues aient plus de 100 employés, et existent depuis plus de 5 ans. Pas exactement la représentation immédiate que l’on a de la startup de 5 jeunes en hoodie qui campent dans le garage de leurs parents.
L’opalité est une constellation de pratiques qui gravitent autour de principes relativement simples – quoique difficiles à faire vivre – de confiance, de réactivité et de lâcher prise. A priori, rien n’empêche une organisation composée d’un grand nombre d’individus de les appliquer, même si les règles de fonctionnement devront bien entendu être adaptées. Parmi les douze entreprises sélectionnées par Laloux figurent AES, une firme de production d’électricité de 40 000 salariés, ou Patagonia, comptant 1350 employés. La multinationale Gore, renommée pour son tissu technique Gore Tex, bien que ne figurant pas dans l’étude, est une entreprise que l’on peut qualifier d’opale, qui comporte 9500 employés. L’opalité ne se heurte pas plus à des problèmes d’échelle que les structures habituelles.
Il est néanmoins intéressant de souligner que la taille critique d’un réseau social humain se situe autour de 150 individus. Jusqu’à ce chiffre, les réseaux naturels permettent de tenir une communauté, par les commérages, les bruits de couloirs et les rumeurs. Au-delà, des mécanismes de coordination et régulation doivent-être mis en place de manière formelle pour assurer la cohésion du groupe (Hill & Dunbar, 2003).
“Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on est plus de quatre on est une bande de cons.” George Brassens
2. EST-CE RESERVE AUX TETES BIEN FAITES ?
La deuxième réaction qui apparaît naturellement concerne le niveau intellectuel des employés. Ne faut-il pas avoir un certain niveau d’éducation pour pouvoir être capable de prendre les décisions dans l’intérêt de l’entreprise et non le sien ? Ici encore, l’étude de Laloux démontre le contraire. Parmi les entreprises analysées figure Morning Star, une firme de transformation alimentaire florissante qui fournit la majeure partie du marché américain en sauce tomate. Tous les employés de la chaîne, des commerciaux jusqu’aux ouvriers de ligne, en partant par les ingénieurs, sont libres et responsables de leurs décisions. En France, la société FAVI fournit le marché automobile en fourchettes d’embrayage.
N’importe qui est capable de prendre une décision saine à partir du moment où l’accès à l’information lui est donné. De la même manière que des parents peu éduqués prennent toujours les meilleures décisions pour leurs enfants en fonction de l’information dont ils disposent, des ouvriers à faible niveau d’étude, s’ils savent où et comment aller chercher l’information, s’ils ont confiance en leurs collègues et n’hésitent pas à solliciter leur avis, sauront faire l’agrégation d’information et prendre la meilleure décision au bon moment. Il y a toujours de l’espace pour la créativité, toujours de l’espace pour la confiance, toujours de l’espace pour exister dans le travail, quel que soit notre niveau d’étude.
En revanche, un tel mode organisationnel demande une certaine maturité émotionnelle, une faculté à se remettre en question, qui se retrouve à tous les niveaux d’études, et n’est malheureusement (ou heureusement) pas détectable sur les diplômes. Bien qu’il soit désormais scientifiquement admis que les réseaux neuronaux sous-tendant l’intelligence cognitive et l’intelligence émotionnelle sont étroitement imbriqués (Barbey, Colom, & Grafman, 2012), et qu’il est donc plus probable de trouver un haut niveau de maturité émotionnelle chez une personne ayant su démontrer une capacité cognitive supérieure à la moyenne, avoir un haut quotient émotionnel ne s’accompagne pas nécessairement d’une aptitude à la remise en question, à l’écoute, à l’ouverture. Le trait de caractère nécessaire pour être à l’aise dans un milieu autoorganisé, qui repose énormément sur la qualité des relations, se situe plutôt au niveau de la sécurité psychologique interne, du type d’attachement (sécurisé, évitant ou angoissé), de la lucidité par rapport à ses propres états émotionnels, qui sont des éléments indispensables au dépassement des croyances limitantes.
“ Mais, on ne se refait pas ; il faut s’utiliser tel qu’on est. Ça ne s’adapte pas toujours. De là les peines.” Jean Giono
C. REPONSES DU SYSTEME SOUS STRESS
Fonctionner sous un paradigme opale est un choix audacieux. Le facteur de réussite le plus important de ces pratiques pour une organisation est le degré de conviction des dirigeants, du conseil d’administration et des actionnaires de l’entreprise. Si le PDG et ses directeurs voient le monde à travers des lentilles ambres ou orange, toutes les bonnes volontés du monde ne parviendront pas à provoquer le saut nécessaire à la transformation : « The general rule seems to be that the level of consciousness of an oganization cannot exceed the level of consciousness of its leader » (Laloux, Reinventing Organizations, 2014).
Aussi, les tentatives d’instauration de pratiques opalisées prédéfinies s’avèrent souvent peu efficaces. Un exemple récent est l’échec de la société Zappos, leader américain pour la vente de chaussures en ligne, à l’implémentation d’Holacracy, un « Système d’Exploitation » d’autogouvernance clé en main. (Groth, 2016). Il n’y a pas de recette miracle, et tenter d’imposer un cadre prédéfini sans écouter les besoins de l’organisation dénature en-soi la démarche et la tue dans l’œuf. La transformation d’une organisation vers des pratiques opales ne peut pas faire l’économie de tâtonnements et d’ajustements à la culture d’origine, il n’y a aucun raccourci possible, on ne peut se passer de l’effort d’écoute qui permet de traduire les principes sous-tendant l’opalité en des pratiques organisationnelles effectives.
Dans les entreprises sous fort enjeu de croissance, on assiste fréquemment à un retour en arrière vers des pratiques plutôt orange ou ambre. C’est le cas par exemple d’une startup parisienne qui a dû revoir ses pratiques lors de la construction d’une usine en franche comté. Pendant près d’un an, ils ont instauré une gestion très pyramidale pour l’exécution du projet, jusqu’à ce que l’usine soit opérante, et pensent maintenant à refaire le chemin inverse. Opérer dans un mode opale, c’est accepter la confusion, c’est concéder une certaine lenteur nécessaire à l’émergence organique de solutions, c’est consacrer énormément d’énergie à entretenir la confiance entre les individus. C’est donc peu adapté à l’exécution dans l’urgence.
Encore plus difficile est d’aligner le conseil d’administration sur une vision qui demande un lâcher prise considérable. La plupart des entreprises observées par Laloux et opérant depuis de nombreuses années sous ce paradigme sont des entreprises familiales possédées à 100 pourcent par leurs fondateurs. Laloux rapporte deux cas où les entreprises ont fait machine arrière vers des paradigmes plus pyramidaux : un cas de joint-venture entre BSO / Origin, une société de conseil en logiciel, et une unité de Philips, où deux mondes se sont entrechoqués dans la douleur, au détriment des pratiques opales ; et AES pour laquelle le PDG a été contraint de démissionner sous la pression des actionnaires, suite à un crash boursier. La sensibilisation des actionnaires à l’opalité est un facteur considérable, voire indispensable, de réussite.
“ There is a crack in everything, That’s how the light gets in ” Leonard Cohen
4. L’ORGANISATION PUREMENT OPALE N’EXISTE PAS
En vérité, l’organisation opale n’existe pas vraiment. L’opalité est tout au plus un bouquet épars de valeurs, de principes, de traits qui inscrivent une organisation dans quelque chose qui la dépasse. La plupart des organisations structurées selon ses principes ne le sont que partiellement. On peut l’être par morceaux, sur certaines procédures et non sur d’autres, dans certaines équipes mais pas toutes, ou encore de manière limitée dans le temps. Chaque organisation vient piocher et adapter à sa manière des pratiques provenant de tous les stades organisationnels pour édifier un système solide, en cohérence avec sa culture propre. Cette considération est un grand vecteur d’espoir : son corolaire implique que n’importe qui, à n’importe quelle échelle, peut implémenter des pratiques inspirées et inspirantes en transversalité.
S’engager dans l’opalisation, ce n’est pas inventer de zéro une organisation parfaite qui ne ressemblerait à aucune autre. Comme tout processus créatif, il s’agit plutôt de questionner, de glaner des idées tous horizons, de les digérer, les malaxer, les tordre, de tâtonner pour atteindre la juste adaptation au contexte de l’organisation à construire. S’inspirer des pratiques développées ailleurs et les intégrer par petits pas à des organisations existantes, en les adaptant au contexte économique, culturel et social propre à chacune, c’est bien là la voie de la métamorphose.
Car l’opalité n’est pas un but, c’est un chemin. Un chemin unique au cours duquel des solutions sur-mesure sont imaginées, expérimentées, itérées pour permettre à l’organisation d’accomplir sa raison d’être. Les organisations opales ne sont pas nécessairement attachées à leur opalité. Pour la plupart d’entre elles, c’est comme l’air qu’on respire : lorsqu’il en manque ou qu’il est mauvais, nous le sentons immédiatement, et nous voulons agir pour rétablir une atmosphère respirable. Mais lorsqu’il est présent en quantité et en qualité suffisante, personne ne s’en soucie guère, et on l’oublie. La seule préoccupation est de se mettre au service de la raison d’être, et c’est bien là que réside le basculement fondamental, le changement de paradigme profond…
“If you think you are too small to make a difference, try sleeping with a mosquito” Dalai Lama
E. CONSTRUISONS DES ENTREPRISES VIVANTES !
Nos sociétés traversent une transformation profonde. Une évolution de conscience substantielle et collective s’opère dans tous les recoins du monde. C’est une occasion rêvée pour redessiner le monde du travail, le reconstruire sur des fondements plus humains. Il y a plus au travail, à la vie, que ce que les organisations actuelles nous apportent. Nos entreprises ont en leur sein une force incroyable qui se tait, dormante et enfouie. Les humains qui y travaillent méritent mieux qu’être considérés comme des robots, comme des machines à choix économiques individuels et isolés. Le bonheur, la vitalité, le talent des équipes est restreint par cet approche d’un autre temps. Il nous est possible de la dépasser. Nous pouvons construire ensemble des entreprises vivantes, des entreprises qui soient livrées à leur propre génie, d’où puisse jaillir l’ordre inhérent à toute forme de vie.
Sortir de l’impératif de productivité, laisser le temps se suspendre, laisser la vie, l’humanité de chacun s’exprimer produit paradoxalement des résultats que la volonté échoue à atteindre. C’est un véritable miracle qui opère lorsqu’une organisation se nourrit de la plénitude de tous. Une puissance incroyable jaillit lorsque les forces des uns viennent apaiser les peurs des autres. En consentant à des espaces de gratuité, de don, des espaces non-productifs, non substantiels, nous touchons l’essentiel d’une organisation, nous accédons à son âme. Et quoi de plus normal ? Nous, humains, nous cheminons à travers la vie les cinq sens en alerte, à la lanterne de nos émotions. Nous transmettons nos expériences par des images et des chansons, nous inventons la poésie pour décrire ce que nous vivons. Nos communautés sont cimentées par la fiction.
Redonnons de l’espace au tressaillement du temps, laissons le battement de la vie enrichir nos organisations. Ce chemin nous demande d’embrasser un nouveau rapport au monde. De nous dépouiller de nos peurs, d’approcher la vie dans la confiance, avec créativité. D’apprendre à ralentir sans perdre en agilité. De prendre du recul sans renoncer à l’action. De jeter un autre regard sur la nature humaine, plus optimiste, plus enthousiaste, plus bienveillant. De s’ouvrir aux possibles, en avançant avec assurance dans l’inconnu. D’accepter nos propres limites, nos brèches, nos infirmités, et d’honorer celles des autres. De s’appuyer consciemment sur nos forces, de laisser œuvrer notre talent exactement là où il se trouve, sans chercher à le contraindre ou à l’orienter. De savoir le reconnaître chez les autres, et de l’encourager à éclore. De comprendre qu’au-delà de la séparation apparente, nous et les autres sommes un tout, inéluctablement dépendants les uns des autres, interconnectés dans l’insondable d’un écosystème instable et complexe.
“ Jamais je n’ai cherché la gloire
Ni voulu dans la mémoire
des hommes
Laisser mes chansons
Mais j’aime les mondes subtils
Aériens et délicats
Comme des bulles de savon.
J’aime les voir s’envoler,
Se colorer de soleil et de pourpre,
Voler sous le ciel bleu, subitement trembler,
Puis éclater.
A demander ce que tu sais
Tu ne dois pas perdre ton temps
Et à des questions sans réponse
Qui donc pourrait te répondre?
Chantez en coeur avec moi:
Savoir? Nous ne savons rien
Venus d’une mer de mystère
Vers une mer inconnue nous allons
Et entre les deux mystères
Règne la grave énigme
Une clef inconnue ferme les trois coffres
Le savant n’enseigne rien, lumière n’éclaire pas
Que disent les mots?
Et que dit l’eau du rocher?
Voyageur, le chemin
C’est les traces de tes pas
C’est tout; voyageur,
il n’y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant
Le chemin se fait en marchant
Et quand tu regardes en arrière
Tu vois le sentier que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler
Voyageur! Il n’y a pas de chemins
Rien que des sillages sur la mer.
Tout passe et tout demeure
Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant
Des chemins
Des chemins sur la mer ”
Antonio Machado
La transformation des organisations que nous avons décrite nous fraie subtilement la voie vers une société où l’individuel se transcende dans le collectif, où le bien-vivre prime sur la soif insatiable de possession, où aimer prime sur gagner. Bien utilisée, il s’agit d’une véritable arme de construction massive. A travers nos organisations, c’est l’humanité que nous pouvons réinventer. Une humanité où chacun est invité à être pleinement lui-même, et célébré comme tel. Où nous nous accompagnons les uns les autres au-delà de nos peurs, de nos doutes, de nos espoirs. Où nous honorons la vie, dans tout ce qu’elle a d’inexact, d’approximatif, de désordonné, de redondant, d’incongru, de joyeux, de complexe, d’insaisissable, de robuste et de fragile, dans tout ce qui la rend merveilleuse, inouïe, miraculeuse. Un monde plus riche, plus serein et pus joyeux est à portée de main. Il est possible que seul celui-ci pourra répondre aux défis immenses qui nous attendent. Dans ce mouvement, chacun est amené à prendre ses responsabilités… Quelle sera la vôtre ? Le monde attend votre génie !
“ In a gentle way, you can shake the world.” Gandhi
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