L’enracinement d’un vote rural « identitaire » est devenu, en deux années, l’un des commentaires imposés des résultats de la dernière campagne présidentielle américaine. Au vote « Trump » des campagnes américaines correspondrait l’enracinement d’un nouveau conservatisme fondé sur le retour aux valeurs profondes des Etats-Unis. Le retour à une « identité rurale américaine » donnerait à ce renouveau conservateur son substrat historique et sa légitimité culturelle. Il est certain que le vote des campagnes américaines sera l’un des enjeux majeurs des élections de mi-mandat aux Etats-Unis. En Temps Réel a donc souhaité apporter sa pierre à l’analyse d’une des composantes majeures de la politique américaine contemporaine. Pour tenter de mieux appréhender le phénomène, l’objet de ce cahier est de replacer l’idée même d’identité rurale des Etats-Unis dans son histoire et de dépasser ainsi la dimension essentialiste, simpliste et réductrice portée par la frange la plus extrême de la droite américaine.
Au cœur du Heartland
Pour arriver dans la petite ville de Hoxie à l’ouest du Kansas, il faut d’abord prendre la longue route qui relie Kansas City à Denver en traversant les Grandes Plaines du centre des États-Unis. Quand je quitte la route au niveau de Grainfield, littéralement le « champ de grain », hameau de 250 habitants décoré d’une succession de hauts silos à grains, je suis déjà, pour nombre d’Américains, au milieu de nulle part. J’ai dépassé Hays, la ville la plus importante de la région (21 000 habitants) depuis une bonne heure. Une heure de céréales et de pâturages. Une heure de plaines. Une heure sans arbres. Il me faut encore parcourir 30 km en ligne droite vers le nord à travers le maïs pour atteindre Hoxie, chef-lieu du comté de Sheridan. À Hoxie quand l’on cherche dans une ville de plus de 100 000 habitants, il faut prendre la voiture et conduire 500 km plein ouest, direction Topeka, ou plein est, direction Denver.
La demi-pénombre à l’intérieur du modeste musée de Hoxie tranche avec le soleil de cette matinée d’août. Un long vestibule m’accueille, il donne sur deux salles de même grandeur. À gauche une grande pièce sert de « musée », on y entrepose toute sorte de choses dans une anarchie entretenue. À droite une pièce aveugle basse de plafond est éclairée au néon, ce sont les archives. Dans ce lieu de murs en préfabriqués et d’étagères en métal, on a installé les restes des boiseries 1900 de l’ancienne banque. Dans cet univers hybride la société historique, garante des archives locales, a pris ses quartiers.
Septembre 2017, nous sommes au lendemain de l’abrogation par le président Donald Trump du statut qui protégeait ceux qu’on appelle les « dreamers », ces immigrants sans papiers arrivés mineurs de l’Amérique latine aux États-Unis avec leur famille « sans que cela soit leur faute (of no fault of their own) ». Sur la route pour Hoxie, la radio publique américaine relaie à l’envi les réactions outragées des démocrates et celles, gênées, des républicains—les populations hispaniques votent aussi dans les circonscriptions républicaines.
Dans la salle des archives, trois femmes m’accueillent. Avec beaucoup de précautions, la responsable du musée me demande mon opinion au sujet de leur président. Avec encore plus de précautions, je réponds que mon éducation a fait de moi quelqu’un qui ne peut qu’être en porte-à-faux avec la façon dont Donald Trump traite les services publics et les minorités. Elles sourient. Je leur renvoie leur question : « Et vous, qu’en pensez-vous ? ». La suite de l’échange consiste en une demi-heure de critiques nourries sur l’homme et sa politique. Timides au début, leurs griefs se muent en un profond ressentiment. L’enjeu n’est plus la défaite d’Hillary Clinton mais bien la politique de Donald Trump : l’action contre les dreamers, l’embargo sur les voyageurs de pays dits « musulmans », son rapport aux femmes (nous sommes alors avant le mouvement #MeToo), tout cela les révulse.
En 2016, le comté de Hoxie a voté à 88% pour Donal Trump[1] ; 126 personnes votèrent pour Hillary Clinton, trois sont devant moi. Le musée et la société historique sont financés localement par le comté dont les élus sont évidemment républicains. « Nous venons ici pour nous défouler. – Est-ce que vous en parlez avec votre famille ? – Non, surtout pas. –Est-ce que vous en parlez à l’extérieur, est-ce que les gens savent ? – Non, on ne dit rien. » Le lieu est un espace de refuge, refuge face à communauté unanime, refuge face à la famille également.
Métaphoriquement et matériellement au centre de ce que d’aucuns appelle « le pays de Trump », l’institution chargée de la préservation de la mémoire locale est donc tenue par trois femmes dont la vision du monde ne se conforme en rien à la vulgate politique qui domine les espaces ruraux. Pourtant, l’on présuppose souvent que le conservatisme des campagnes est avant tout identitaire. La ruralité donnerait au conservatisme son substrat historique et sa légitimité culturelle. A rebours de cette idée, nous proposons ici d’exposer un certain nombre de mécanismes de construction des ampagnes américaines du Midwest et des Grandes Plaines afin de nuancer l’essentialisation de son identité et in fine avoir une vue plus complexe de ses évolutions politiques.
Un espace réinvesti : renouveau de la politisation de la ruralité
L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en novembre 2016 a pris la plupart des commentateurs médiatiques, et avec eux toute une partie de la population, par surprise. Cette stupeur a rapidement laissé place à un bouquet d’explications : la colère de l’homme blanc déclassé, l’abstention relative des minorités raciales, la « guerre culturelle », les choix politiques d’Hillary Clinton, la misogynie, etc.
Nombre de ces lectures sont le prolongement d’analyses politiques et sociologiques plus anciennes. Dès le début des années 2000, elles avaient pour but d’expliquer le tournant droitier d’une frange du Parti républicain ; en 2010, les succès du Tea Party dans les élections de mi-mandat après l’élection de Barack Obama en 2008 ; et depuis 2016, les victoires de Donald Trump. Une des formes les plus frappantes et les moins contestées de ces lectures rétrospectives s’incarne dans une lecture géographique du résultat autour de la division entre territoires ruraux et urbains. Là où Barack Obama avait perdu les campagnes à deux contre un, Hillary Clinton les perd à trois contre un[2]. Une telle analyse va de pair avec la réalisation que le système des grands électeurs donne aux États ruraux un poids plus important que ce que leur population suggère. Dans une élection « gagnée » selon les règles du suffrage universel direct par Hillary Clinton avec un écart de plus de trois millions de voix, Donald Trump devient président grâce en partie au soutien indéfectible des grands États ruraux[3].
La ruralité redevient donc pour les États-Unis un espace politique questionnant, et non plus une quantité négligeable de la vie publique moderne. Dans les mois qui suivirent l’élection présidentielle, il n’y eut de semaine durant laquelle la question rurale ne se retrouve dans les pages du New York Times, du Washington Post, dans les images de CNN ou de MSNBC, ou dans les émissions de la radio publique. Cherchant à comprendre ce qu’ils avaient eux-mêmes mal lus durant l’élection, les journalistes abordent la ruralité comme une boîte noire produisant une adhésion politique à un homme en dehors des grilles de lecture traditionnelles des clivages politiques états-uniens. On assiste donc depuis deux ans à l’émergence d’un genre journalistique, qui n’est certes pas nouveau mais dont la production a quantitativement explosé : le voyage du journaliste progressiste et urbain, anthropologue improvisé, au « pays de Trump ».
Pourtant, à y regarder de plus près, cette interrogation sur une ruralité qui serait « opaque » a une longue histoire. Depuis les années de la présidence de George W. Bush (2000-2008) et la droitisation des conservateurs républicains, les études universitaires et journalistiques se multiplient autour du motif de la classe blanche pauvre américaine[4]. La rencontre d’une réflexion sur l’identité politique de la nation américaine (à travers notamment des questions de classe et de race) et d’une conclusion spatiale d’un résultat électoral fonde les enjeux politiques et sociaux de la ruralité aux États-Unis aujourd’hui[5].
Si les discours se multiplient, ils obéissent à des logiques relativement formatées. Dans un champ dominé par le journalisme, sociologie, anthropologie, et sciences politiques sont omniprésents, la discrétion de la discipline historique interroge. La ruralité, dans son éthos de lieu traditionnel face à une urbanité nouvelle et moderne, souffre d’un manque d’historicisation. La campagne américaine du centre pays est une catégorie construite matériellement et conceptuellement tout au long du 19e siècle et qui connaît d’importants changements tant dans sa démographie que dans son champ politique au cours du 20e siècle. Ce cahier a pour ambition de replacer cette ruralité dans son historicité de façon à saisir la complexité de la relation des Américains à ces lieux.
Prenons un exemple aussi simple que le constat du déclin démographique des campagnes tout au long du 20e siècle. En effet, leur poids ne cesse de baisser en pourcentage. En 1900, les ruraux sont encore 60% de la population américaine, en 2010 ils ne sont plus que 20%. Mais que dire du nombre absolu des ruraux ? Il reste étonnamment stable au cours du siècle, 46 millions en 1900 et en 2017[6], un nombre loin d’être négligeable. À cette statistique, qui donne corps à la ruralité, ajoutons que la masse géographique de la ruralité américaine, même en 2017 dans un pays très urbanisé, représente 72% du territoire. Pour un pays fondé sur l’appropriation coloniale de la terre, cette composante de géographie physique est à prendre au sérieux dans ses implications culturelles – pour ne rien dire de ses conséquences environnementales. Le « déclin » est donc à trouver ailleurs, ou à tout le moins à repenser sur d’autres modalités.
Quelle ruralité ? Au cœur de l’imaginaire territorial américain
Ces chiffres posent en creux la question de la définition de la ruralité. Qu’est-ce qu’être rural aux États-Unis ? Là encore, il nous semble important de ne pas « essentialiser » la catégorie mais d’en expliquer sa construction intellectuelle et matérielle au cours du 19e et du 20e siècle.
La ruralité est conceptualisée par l’État fédéral depuis les années 1880 de façon négative. La ruralité est d’abord ce qui n’est pas la ville. Le gouvernement définit alors un ensemble de lieux comme « urbains » à travers leur concentration démographique : sont ruraux ceux qui ne vivent pas dans une ville de plus de 2 500 habitants. Aujourd’hui cette définition officielle s’est affinée pour saisir, à des fins de politiques publiques, le continuum entre ville et campagne. Ce mouvement s’incarne dans un certain nombre de changements au cours des cinquante dernières années. D’abord, l’utilisation d’échelles de plus en plus fines, et ensuite la diversification des catégories du rural. Aujourd’hui le ministère de l’agriculture américain ne distingue pas moins de six sous-groupes dans les aires « non-métropolitaines ». Plus intéressant encore est l’abandon par les autorités et les acteurs sociaux d’une définition unique de la ruralité et la promotion de définitions spécifiques à l’action engagée. Trois angles émergent : une définition administrative, une définition utilitariste, et enfin une définition économique. Ces aires viennent dessiner des urbanités, et donc des ruralités très différentes dans lesquelles la population « rurale » d’aujourd’hui varie entre 17% et 49% de la population générale[7].
Malgré leur complexité grandissante, ces définitions ne disent rien des composantes sociales et culturelles de la ruralité. Les États-Unis vivent un moment paradoxal où la finesse des outils permettant le dépassement d’une catégorisation essentialiste de la ruralité n’a peut-être d’égal que l’appétit pour une définition identitaire des campagnes. Cette pulsion se retrouve notamment dans le discours de Donald Trump face aux fermiers de la puissante Farm Bureau Association :
We know that our nation was founded by farmers. Our independence was won by farmers. Our continent was tamed by farmers. So true. Our armies have been fed by farmers and made of farmers. And throughout our history, farmers have always, always, always led the way. Are you surprised to hear that, farmers? I don’t think so. (Applause.) You have led the way. Great people. (…) You embody the values of hard work, grit, self-reliance and sheer determination we need to — did you ever hear this expression? — make America great again.[8]
Pour pouvoir penser précisément les difficiles relations entre identité, ruralité et images de la ruralité, ce cahier porte sur la région du centre des États-Unis, c’est-à-dire sur le Midwest et sur les Grandes Plaines, qui s’étendent depuis la vallée du Mississippi jusqu’aux montagnes Rocheuses[9]. Ce choix prend acte de la forte composante régionale dans les identités américaines : cultiver un champ de blé dans les plaines du Nord ne s’inscrit pas dans la même histoire qu’une exploitation du Sud, construit autour du modèle agricole de la plantation esclavagiste. Cette composante culturelle s’accompagne d’une relative homogénéité des pratiques agricoles dans ce terrain et permet des généralisations sur certains aspects de la vie économique et sociale des habitants des Plaines depuis le milieu du 19e siècle.
Enfin, ce choix nous place au cœur de l’imaginaire territorial américain du 19e siècle : la colonisation des terres indiennes de l’ouest du continent. Cette appropriation des terres laisse le paysage rural profondément marqué par les logiques cadastrales de l’état fédéral alors que l’idéologie de la conquête vient pour sa part fonder un rapport spécifique des populations euro-américaines migrantes à leurs nouveaux territoires.
L’objet de ce cahier est d’interroger la question de l’identité rurale américaine, perçue comme pièce centrale des récents phénomènes politiques américains. Ce constat d’un vote rural fondé sur des enjeux identitaires est largement partagé dans les médias américains, mais nécessite un questionnement profond, enraciné dans l’histoire de ces espaces.
La genèse des campagnes du centre des États-Unis correspond tout d’abord à un projet politique et à la colonisation des terres tout au long du 19e siècle. La ruralité est en grande partie définie et construite hors de ses propres espaces à la fois par les projets politiques de la jeune république américaine du début du 19e siècle, et le discours des sciences sociales du début du 20e siècle.
Mais le fonctionnement interne de la ruralité par sa démographie et sa géographie au cours du 20e siècle travaille profondément cette identité politique de l’espace rural américain d’abord pensé par l’Etat fédéral. Les mutations des espaces ruraux au siècle dernier ont profondément transformé le projet politique initial. La ruralité américaine apparaît alors comme éminemment diverse et traversée par de profonds conflits internes.
C’est par cette analyse que l’on peut réellement s’intéresser aux remous politiques qui agitent le centre des États-Unis depuis la fin du 19e siècle. Lieu de contestation radicale à la fin du 19e siècle (contre les banques, pour le droit de votes de femmes, etc.), comment la ruralité américaine est-elle devenue la place forte des « valeurs traditionnelles » ? En repensant le politique dans sa longue durée, et notamment les changements de vocabulaire autour de l’étiquette de « populiste », un certain nombre d’éléments permettent de comprendre la position du « nouveau populisme » du parti républicain sous la houlette de Donald Trump[10].
[1] Cette situation n’est en rien une exception, les comtés voisinant produisent les mêmes résultats électoraux. Politico et AP, Kansas Election Results 2016: President Live Map by County, Real-Time Voting Updates, https://www.politico.com/2016-election/results/map/president/kansas/, 13 décembre 2016, (consulté le 3 mars 2018).
[2] Voir la synthèse de Dante J. Scala et Kenneth M. Johnson, Beyond Urban Versus Rural, Understanding American Political Geography in 2016, Durham, NH, University of New Hampshire, Carsey School of Public Policy, 2017.
[3] Helena Bottemiller Evich, « Revenge of the rural voter », Politico, 13 nov. 2016 ; Danielle Kurtzleben, « Rural Voters Played A Big Part In Helping Trump Defeat Clinton », NPR.org, 14 nov. 2016 ; Robert Leonard, « Opinion | Why Rural America Voted for Trump », The New York Times, 5 janv. 2017.
[4] Thomas Frank, What’s the matter with Kansas?: how conservatives won the heart of America, 1st Owl Books ed., New York, Henry Holt, 2005, 332 p ; Arlie Russell Hochschild, Strangers in Their Own Land: Anger and Mourning on the American Right, s.l., New Press, The, 2016, 187 p ; J. D. Vance, Hillbilly Elegy: A Memoir of a Family and Culture in Crisis, s.l., HarperCollins UK, 2016, 118 p ; Nancy Isenberg, White Trash: The 400-Year Untold History of Class in America, s.l., Atlantic Books, Limited, 2017, 480 p.
[5] Il est important de souligner qu’une telle production de savoirs se fait hors de la ruralité. Si les enquêtes peuvent se dérouler sur le terrain, les enquêteurs et les organismes responsables de la publication de leurs conclusions se situent majoritairement hors des espaces ruraux.
[6] Rural America at a Glance, 2017 Edition, Washington, D.C., U.S. Department of Agriculture, 2017. Bureau of the census, Statistical abstract of the United States 1931, Washington, D.C., United States Government Printing Office, 1931, p. 193.
[7] USDA ERS – Defining the “Rural” in Rural America, https://www.ers.usda.gov/amber-waves/2008/june/defining-the-rural-in-rural-america/, (consulté le 25 janvier 2018).
[8] Remarks by President Trump to the American Farm Bureau Annual Convention, https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/remarks-president-trump-american-farm-bureau-annual-convention-nashville-tn/, 8 janvier 2018, (consulté le 10 janvier 2018).
[9] Particulièrement le Kansas, Nebraska, les Dakotas, l’Iowa, le Wisconsin, le Minnesota, l’Indiana, l’Illinois, et dans une moindre mesure l’Ohio et le Michigan à l’Est, le Colorado, le Wyoming et le Montana à l’Ouest. Selon les problématiques et les périodes historiques notre terrain d’étude pourra être aussi désigné sous le terme d’Ouest. Lorsque ce terme est utilisé il ne désigne pas la zone à l’ouest des montagnes Rocheuses.
[10] L’ampleur de la période historique traitée nous obligera à la synthèse de sources secondaires pour la plupart non disponible en français. Toutefois, cet effort de concision sera accompagné autant que faire se peut d’exemples et de cas d’études locaux précis tirés eux de mes recherches sur l’État du Kansas.
Comment penser l’épaisseur historique de la ruralité américaine du Midwest et des Grandes Plaines ? Un point de vue européen habitué à conceptualiser les espaces ruraux à travers leur profondeur historique doit faire un effort de décentrement et imaginer la ruralité de l’Ouest comme une construction sociale, politique et économique récente. Ce travail doit également passer par une compréhension de ces campagnes comme un projet politique de colonisation des terres indiennes par l’État américain. La nation américaine eut à cœur de rendre invisible la double appartenance de sa ruralité à la modernité et aux colonisations impériales. Ce processus d’invisibilisation articule deux idéologies : celle de la vertu immémoriale du paysan et celle des campagnes de l’Ouest comme lieu fondateur de la démocratie américaine moderne. D’une part on prône une généalogie intellectuelle qui associe l’agriculteur des plaines aux antiquités occidentales. D’autre part, on lie les campagnes à un schéma d’émancipation de l’individu, et non d’asservissement colonial.
Toutefois, ce récit ne se construit pas dans une négation de l’histoire du peuplement des terres mais s’articule autour de la problématique du progrès qui verrait le passage inéluctable du « sauvage » au « civilisé » dans l’espace mouvant de la « frontière ». Ce serait par cette transformation que la campagne américaine s’autonomiserait pour finalement être pensée dans les premières décennies du 20e siècle comme un fait stable, évident, naturel.
Pour comprendre les tenants et les aboutissants du projet politique qui donne naissance à la ruralité de l’Ouest une porte d’entrée est fournie par l’étude de la cartographie du territoire par le gouvernement fédéral. Que voit-on dans les cartes des arpenteurs du 19e siècle ? Les cartes sont dressées sur un modèle strict, décrivons-le. La carte est un carré parfait, lui-même divisé en 36 petits carrés d’égales dimensions, qui sont à leur tour divisés en quatre. Le grand carré est appelé « township », les trente-six divisions « sections ». A ce township sont associés deux numéros qui le placent aisément sur la grande grille coloniale. Ces deux mesures (l’abscisse et l’ordonnée) suivent les directions cardinales, cela donne donc par exemple « Township 9 Nord, Range 24 Ouest ». Dans cette grille modèle du township se lisent enfin les éléments de terrains : rivières, élévations, plans d’eau, etc. [1]
Une telle carte, le gouvernement fédéral en produit des centaines de milliers au cours du 19e siècle afin de cartographier systématiquement l’entièreté du domaine public des États-Unis, c’est-à-dire l’entièreté du continent étatsunien minus les 13 colonies britanniques révolutionnaires et l’État du Texas. Cette cartographie est le fruit d’un arbitrage décidé par le troisième président des États-Unis, Thomas Jefferson, autour de la gestion des terres de l’Ouest et de leur distribution aux colons euro-américains. Son projet s’inscrit dans une série de lois successives sur le territoire, dont la première en 1785 fait office de modèle[2]. Elle découpe le domaine public selon une grille orthonormée et orientée. Les townships se découpent en sections d’un mile de côté (d’où les one-mile roads d’aujourd’hui), qui elles-mêmes se divisent en quarts de section de 160 acres. Cette mesure des 160 acres deviendra dès 1862 la dimension standard du terrain accordé au colon pour y implanter une ferme familiale dans les terres de l’Ouest[3]. Il faut comprendre cette gestion de la terre selon une visée pragmatique : un tel système permet une « consommation » coloniale de la terre extrêmement rapide. Cette efficacité est primordiale pour le gouvernement, particulièrement après l’achat de la Louisiane à Napoléon en 1803. Cet immense territoire, couvrant un tiers du continent américain, devient rapidement le site de la conquête de l’Ouest, et du projet dit de la « Destinée Manifeste » qui verrait les États-Unis, encore modeste coalition d’anciennes colonies britanniques, régner sans discontinuité sur le continent américain, de la côte Est à la côte Ouest[4].
Lors de la première moitié du 19e siècle, la terre est vendue aux colons ce qui assure, tout au moins au début, une ressource pour un gouvernement fédéral en mal de financement. Capitaliste, le projet de Jefferson est aussi frontalement un projet moral pour une nation naissante. Il consiste en la promotion d’une idéologie républicaine américaine qui place au centre de son fonctionnement sociétal le « fermier vertueux », blanc, protestant, propriétaire.
Par les vertus de labeur et d’économie qu’une agriculture propriétaire requiert, le fermier de l’Ouest en vient à symboliser le citoyen modèle, réalisation concrète du projet théorique de l’émancipation de la révolution américaine. Ce citoyen construirait alors une communauté fondée sur des principes d’auto-gouvernance et, par auto-détermination, demanderait son intégration à l’Union en tant que nouvel État. L’espace rural américain inscrit donc la conception morale, politique et mercantile de la Destinée Manifeste dans le territoire.
Ces principes centraux issus à la fois des idéaux des Lumières européennes et des théories du droit politique anglo-saxonnes ne doivent pas nous masquer la violence qui accompagne cette même colonisation lors du premier 19e siècle, avec notamment, l’extermination et la déportation à l’ouest du Missouri des populations indiennes de l’Est et la consolidation dans les États du Sud d’une ruralité fondée sur la traite et l’esclavage.
Dès le milieu du 19e siècle, les tensions entre un Nord abolitionniste et un Sud esclavagiste s’accroissent. Les regards se tournent alors vers les nouveaux États fédérés qui se créent à l’Ouest. En 1854, est voté par le congrès le Kansas-Nebraska Act. Les législateurs décident de laisser aux populations du territoire du Kansas le choix de voter pour ou contre la présence de l’esclavage dans ce nouvel État à l’ouest du Missouri. Le gouvernement rompt ainsi le Compromis du Missouri, voté en 1820, et qui stipulait que, dans l’ancienne Louisiane française, l’esclavage serait illégal au Nord de la latitude 36°30. Cette décision entrainera une double immigration dans le territoire du Kansas : la première, pro-esclavagiste, vient du Missouri voisin, la seconde, abolitionniste, de Nouvelle Angleterre. Pendant neuf ans, la frontière ouest de la jeune nation connaît une situation de guerre larvée. Les abolitionnistes de Nouvelle Angleterre et du Midwest finissent par gagner la bataille constitutionnelle : le Kansas est admis dans l’Union comme État non-esclavagiste et il se bat pour le Nord dans la guerre de Sécession qui éclate en 1861. Cet épisode assigne fortement l’Ouest à l’idéologie nordiste et régénère l’identité régionale autour d’un éthos de petit propriétaire acquis tout en entier au parti d’Abraham Lincoln, le parti républicain.
En 1862, Lincoln fait passer le Homestead Act qui ouvre le reste du domaine public à la colonisation : le quart de section imaginé par Jefferson à la fin du 18e siècle devient la parcelle de terre à laquelle tout à chacun a droit. Après la fin de la guerre en 1865, le Midwest et les Grandes Plaines représentent des enjeux politiques et économiques de plus en plus importants[5]. Jusqu’au début du 20e siècle, les flux migratoires sont un élément majeur de la sociologie de ces campagnes. Les plaines de l’ouest du Kansas par exemple sont peuplées par des populations euro-américaines entre les années 1870 et 1900 : Allemands, Russes-Allemands, Tchèques, Autrichiens, Suédois, Norvégiens, Danois, Irlandais, Anglais, etc. s’associent aux populations qui migrent depuis les États du Midwest plus à l’Est, ainsi que depuis certaines grandes villes comme Philadelphie[6].
Réside dans ces faits migratoires un des plus épineux problèmes que posent les relations entre ruralité et identité américaine. Alors que les populations immigrées entraînent dans les centres urbains des réactions racistes et nativistes dès les années 1880, les campagnes du Midwest, elles, pourtant en grande partie colonisées par des populations migrantes européennes en partie non-anglophones et non-protestantes continuent à proposer une narration traditionnaliste et légitimiste. Ainsi, on peut lire sous la plume d’un journaliste du centre du Kansas en 1925 ce genre de commentaire : “Anna Barabara Immendorf, though born of German parentage, was of that sturdy, home-loving stock that we have never considered ‘foreigners’ in America.”[7] Moins d’une dizaine d’années après la Première Guerre mondiale contre l’Allemagne, l’auteur minimise l’ancrage national de Anna Immendorf. En effet, elle n’était pas seulement de parents allemands, mais bien allemande elle-même, née en Allemagne en 1840 et ayant migré adolescente avant de s’établir avec son mari sur un homestead dans les plaines du Kansas. Le journaliste continue en insistant sur l’expérience partagée de la frontière, et des qualités, pour ne pas dire des valeurs, qui lui furent nécessaires pour survivre aux difficultés matérielles. « It was also a test of the fiber of the folk who came to us. It was right to make them part and parcel of us for they are not foreigners.”[8]
2. Construction de la « Frontière » par la discipline historique, 1880-1920
Les véritables « étrangers », ceux qui sont exclus de cette ruralité qui s’invente, sont avant tout les populations autochtones dont l’appareil colonial spolie les territoires. Il y a une négation évidente de l’espace des populations indiennes dans le projet de construction rurale qui découle de l’ordonnance de 1785. La rationalisation du territoire, le primat à la sédentarité et à l’agriculture, les normes politiques attachées à l’organisation du territoire, tout ceci agit contre les sociétés amérindiennes. Si dans les années 1990 la théorie du middle ground de l’historien Richard White a permis de nuancer l’analyse des relations entre populations autochtones et colons[9], force est de constater que le modèle agraire que propose la campagne américaine détruit les ressources des tribus indiennes. L’envers de la construction des campagnes serait donc à trouver dans la politique indienne des États-Unis. 1890 et le massacre de Wounded Knee[10] est une date repère pour situer la fin des guerres indiennes dans les Grandes Plaines. Elle marque une étape dans la formalisation des réserves indiennes, présentes depuis les années 1880 et qui perdurent encore aujourd’hui. La Destinée Manifeste est autant un projet de construction d’une république agraire de citoyens éclairés qu’un outil de l’extermination de la souveraineté des populations autochtones.
Dans cette dialectique, les années 1880-1900 apparaissent également comme une période charnière de définition de la ruralité américaine. La construction intellectuelle de la ruralité va de pair avec l’essor des sciences sociales aux Etats-Unis et la discipline historique notamment vient jouer un rôle privilégié dans cette aventure.
En 1893, un jeune professeur d’histoire américaine à l’Université de Wisconsin-Madison, Frederick Jackson Turner, prononce durant l’exposition universelle de Chicago une allocution qui fait date et influence les études sur le Midwest et les Grandes Plaines jusqu’à aujourd’hui. Le discours s’intitule « L’importance de la frontière dans l’histoire américaine »[11]. Il propose une analyse de l’Ouest américain autour du concept de « frontière ». Pour Turner, né dans le Midwest, cette frontière progressant vers le Pacifique d’année en année serait le creuset de la démocratie américaine moderne. Son étude pense la frontière comme un lieu géographique mouvant mais également comme un processus social par lequel la civilisation américaine se réinvente. Les pionniers viendraient rejouer dans l’espace de la frontière l’évolution de la civilisation elle-même, sur un schéma qui verrait les chasseurs nomades se transformer en marchands, les marchands en fermiers sédentaires, et enfin les fermiers fonder les villes, ultime point de fuite de la marche du progrès. La frontière serait une opportunité pour ces sociétés de forger, par ces conditions géographiques exceptionnelles, une identité spécifiquement américaine centrée sur « l’individualisme, le pragmatisme et l’égalitarisme »[12].
Turner débute son analyse en s’appuyant sur les derniers résultats du recensement américain. Depuis 1870, le bureau fédéral du recensement édite une série de cartes intitulée le « Progrès de la nation » (Illustration 2) afin de tracer l’évolution démographique du pays. On y voit, décennie par décennie, le front de la colonisation s’étendre à l’Ouest. La série de cartes représente une extrapolation des densités démographiques comté par comté et agit comme une animation dans le temps de la construction de la ruralité américaine en classant le territoire selon trois catégories : « sauvage ou vacant » avec moins de deux habitants au mile-carré, « frontalier », entre 2 et 6 habitants, et enfin « colonisé » avec plus de 6 habitants. En 1890, le bureau du recensement déclare qu’il n’est plus possible de distinguer de ligne claire d’avancée du front de la colonisation[13]. Turner utilise à son tour ce résultat pour déclarer la « fermeture de la frontière » et par là-même en fait un objet historique. Puisque la frontière n’est plus, elle devient une histoire partagée, un évènement central et commun, dont l’étude permet de comprendre le développement de la nation et de ses caractéristiques.
Cette position dont on débat encore aujourd’hui les limites scientifiques a pour résultat de créer au sein de la profession historienne une sous-discipline, l’histoire de l’Ouest, qu’il faut entendre comme le pendant de l’histoire de la côte atlantique très attachée à l’héritage révolutionnaire ainsi qu’aux liens entre l’histoire européenne et l’histoire étatsunienne. Turner produit une « hypothèse » qui va lui assurer une position centrale dans sa profession et générer une importante création de savoirs sur les populations rurales du Midwest et des Grandes Plaines[14]. Pour comprendre l’importance de ce savoir, il faut prendre en compte la position stratégique de Turner. Jeune professeur dans une institution du Midwest, Turner propose une possible synthèse entre la production historique des institutions locales et celle de la profession historienne. Cette coopération va distinguer le Midwest et les Grandes Plaines des centres universitaires du Nord-Est du pays. En effet, à la fin du 19e siècle, les universitaires sont à un tournant et dès 1900, le divorce est consommé entre la principale organisation professionnelle des historiens et les institutions d’histoire locale[15]. Toutefois, les principes de la théorie de la frontière qui comprend une étude sociale de « l’homme ordinaire » conquérant la prairie poussent historiens professionnels et institutions locales à travailler dans la même direction. L’engouement pour l’histoire de l’Ouest cascade donc État par État dans l’ensemble des communautés rurales où se multiplient dans les années 1900-1910 les sociétés historiques locales et étatiques ainsi que des initiatives privées d’histoires locales. Les sociétés historiques du Wisconsin, du Kansas, du Nebraska et de l’Iowa jouent notamment un rôle pivot dans ce renouveau[16]. À titre d’exemple, la société historique du Kansas publie pas moins que 11 000 pages d’analyses historiques entre 1881 et 1930.
Ces histoires suivent des schémas standardisés. Centré sur la première génération de pionniers, elles mettent l’accent sur les difficultés qui mènent graduellement à une communauté d’agriculteurs prospères. Les réussites de la collectivité, souvent matériellement visibles dans les bâtiments publics comme les églises, les écoles, ou les tribunaux sont mises en parallèle avec la production agricole dont la progression fait la fierté des comtés. Ces récits convenus n’empêchent pas la ruralité du Midwest et des Grandes Plaines d’acquérir un sens réflexif de sa place dans le récit national. Entre volonté de distinction de sa localité et désir de faire partie intégrante du « grand récit », la ruralité produit elle-même, en interne, son histoire.
Toutefois cette position de centralité dans la construction historique du pays se déroule concomitamment à un phénomène opposé : la progressive marginalisation des campagnes lors de l’entrée des États-Unis dans le 20e siècle.
3. Frontière ou ruralité, espaces de la marginalité ?
La théorie de Turner place la ruralité américaine dans un récit national valorisant, celui de la victoire de l’éthos du pionnier sur un environnement hostile. Toutefois, elle fait également peser sur ces lieux un héritage ambigu. Que dire de ces comtés dont la densité reste inférieure à 6 habitants au mile-carré ? Sont-ils des reliques d’une frontière disparue ? La frontière continue-t-elle à exister malgré ce qu’en disent les sciences sociales ? La théorie de la frontière pose la ruralité américaine dans un régime d’historicité à deux visages. D’une part, elle acquiert une respectabilité comme lieu de l’histoire des États-Unis, si ce n’est du mythe américain ; d’autre part, les populations ne se conformant pas à la définition statistique se retrouve assignées au passé, premier signe de la montée en puissance du discours sur l’arriération des campagnes. Cette historicisation des plaines s’opère dans le contexte d’un profond changement sociologique de la société américaine qui, là encore, est verbalisé par le recensement.
La période 1870-1920 est un moment de basculement démographique aux fortes implications sociales et culturelles. En 1870, les ruraux sont aux Etats-Unis trois fois plus nombreux que les urbains, alors qu’en 1920 la population américaine vit majoritairement dans les villes. En 1890, cette évolution se traduit par un changement économique : le secteur industriel supplante l’agriculture comme principal producteur de richesses[17]. Le changement est également culturel. Loisirs, rapports sociaux, consommation de masse, la métropole devient le point focal de la modernité[18]. L’urbanité issue de la seconde révolution industrielle vient lentement supplanter l’idéologie agraire du 19e siècle.
Le paradoxe de la relation qui unit ruralité et modernité réside dans le fait que s’il est raisonnable de prendre au sérieux le poids des villes dans la vie des Américains et des Américaines dès les années 1900, les campagnes sont elles aussi radicalement transformées par cette même modernité. En effet, les campagnes américaines s’étendent et se peuplent, notamment dans les Grandes Plaines de l’Ouest. La surface dédiée à l’agriculture (ainsi que le nombre de fermes) double entre 1870 et 1920, la population rurale augmente elle-même de 66%. Le paradoxe de la ruralité ne s’arrête pas à la démographie. Ainsi que l’a démontré l’historiographie depuis les années 1970, au moment même où l’image publique des campagnes se joue en contraste avec la modernité urbaine ces dernières connaissent de profonds changements technologiques qui en font un espace privilégié de l’industrialisation et des nouveaux modes de consommation[19]. Au sein d’un pays qui s’industrialise, les campagnes sur lesquelles nous travaillons ne doivent pas être pensées dans une logique de déclin qui démographiquement tout du moins se révèlera plus pertinente après la Seconde Guerre mondiale, mais au contraire dans un moment de pérennisation et de prospérité[20].
L’apparition de la sociologie rurale éclaire cette question. Parallèlement à la discipline historique, la sociologie s’ancre aux États-Unis dès la fin du 19e siècle dans l’étude de la ruralité. La sociologie rurale se développe d’abord dans des acceptions très pratiques notamment dans les universités du Midwest dans des programmes destinés aux fermiers et dédiés aux techniques ou à l’économie agricoles. Même si elle est aujourd’hui un peu oubliée au profit des avancées de l’école de Chicago en sociologie urbaine, cette sociologie rurale avait pour ambition d’étudier les conditions de vies des ruraux et d’améliorer leur quotidien[21].
Deux grandes impulsions peuvent être mises au jour dans cette sociologie rurale. D’une part, on trouve chez les sociologues américains une volonté de retrouver et repenser une vision positive de la communauté rurale face aux risques réels et imaginés de la grande métropole. Le poids de la sociologie allemande représentée dans les travaux de Ferdinand Tönnies, Max Weber et Georg Simmel notamment autour de la notion de communauté (Gemeinschaft) se fait ici particulièrement sentir[22]. D’autre part, la sociologie rurale cherche à répondre à l’anxiété de la pauvreté supposée des relations sociales dans les communautés rurales. La Commission sur la vie rurale (Country Life Commission) mise en place en 1909 par le président Theodore Roosevelt a pour but affiché d’apporter aux fermiers des idées pour rendre leurs vies quotidiennes plus agréables. Le diagnostic est sévère et il est d’abord de nature économique : l’agriculture américaine ne produit pas autant qu’elle devrait. Pour la commission cette situation est majoritairement due à une absence de sophistication dans l’organisation de la vie rurale et se décline en différentes carences dans des domaines aussi divers que la vie sociale, les connaissances agricoles, le poids économique du petit fermier, le système routier, mais aussi la difficulté à obtenir des prêts pour les fermiers, l’absence de mains d’œuvre, etc.
Au vu de la relative prospérité des campagnes, on peut se demander d’où vient le besoin d’augmenter la productivité par l’amélioration des conditions de vie. Theodore Roosevelt écrit dans la préface du rapport de la commission :
“I warn my countrymen that the great recent progress made in city life is not a full measure of our civilization (…) Upon the development of country life rests ultimately our ability (…) to continue to feed and clothe the hungry nations; to supply the city with fresh blood, clean bodies, and clear brains that can endure the terrific strain of modern life ; we need the development of men in open country, who will be in the future, as in the past, the stray and strength of the nation”[23].
Les campagnes produisent la nourriture et le textile des vêtements des urbains mais sont aussi le réservoir démographique des métropoles de demain. Assurer le bien-être des campagnes, assurer leur modernisation sociale et technologique, c’est assurer pour la nation une sécurité qui dans la bouche des progressistes des années 1910 ressemble fort à une fragile paix sociale.
La sociologie rurale va irriguer le « mouvement pour la vie rurale », ensemble hétérogène d’initiatives, notamment fédérales, qui auront à cœur de s’implanter dans les localités rurales afin d’y imposer une certaine normativité des pratiques agricoles et domestiques. Au fur et à mesure de l’avancée du 20e siècle, ces initiatives vont prendre de nombreuses formes et très vite ne plus être directement soumises aux directives gouvernementales du ministère de l’agriculture[24]. Toutefois, l’importance de ces interventions extérieures indique encore une fois la co-construction des campagnes américaines, entre savoirs institutionnels et pratiques locales[25].
De sa position centrale au sein de la nation à sa marginalisation supposée par les régimes de la modernité, la ruralité du Midwest et des Grandes Plaines a eu à négocier, et négocie encore, une position ambiguë dans le récit américain. Pour mieux saisir les tensions qui traversent cette négociation il nous faut maintenant prendre en considération les composantes internes de cette ruralité.
[1] Pour une étude précise de la cartographie issue des arpentages fédéraux voir Ronald E. Grim, « Mapping Kansas and Nebraska, the role of the General Land Office », Great Plains Quarterly, 1985, vol. 5, no 3, p. 177–197.
[2] Sur les différentes lois voir Paul W. Gates et Public Land Law Review Commission, History of public land law development., Washington, D.C., The Commission, 1968.
[3] Sur l’élaboration de l’arpentage rectangulaire voir Hildegard Binder Johnson, Order upon the land: the U.S. rectangular land survey and the upper Mississippi country, New York, Oxford University Press, 1976, 268 p.
[4] Le concept de « Destinée Manifeste » réfère au projet expansionniste des Etats-Unis (ainsi qu’à ses ramifications culturelles et sociales) tout au long du 19e siècle. Pour une analyse complète des tenants et des aboutissants de la notion voir Anders. Stephanson, Manifest destiny: American expansionism and the empire of right, 1st ed., New York, Hill and Wang, 1995, 144 p.
[5] Nicolas Barreyre, L’or et la liberté une histoire spatiale des Etats-Unis après la guerre de Sécession, Paris, Ed. de l’Ecole des hautes Etudes en sciences sociales, 2014.
[6] James R Shortridge, Peopling the plains : who settled where in frontier Kansas, Lawrence, Kan., University Press of Kansas, 1995.
[7] L’article qui suit ces quelques mots d’introduction est écrit par le fils d’Anna Immendorf, J. C.. Ruppenthal. Ce fils est devenu au début du 20e siècle un juge important dans sa région de l’Ouest du Kansas et symbolise par là une trajectoire exemplaire « d’assimilation ».
[8] Kansas State Historical Society, Jacob C. Ruppenthal papers, Biographical sketch of Anna Barbara Immendorf, 1925.
[9] Le concept de middle ground présuppose un ensemble d’accommodations et d’échanges entre Amérindiens et Euro-Américains et non un simple rapport frontalement conflictuel. Richard White, The Middle Ground: Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650–1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, 577 p.
[10] Le 28 décembre 1890 au lieu-dit de Wouded-Knee, dans les plaines du Dakota du Sud, l’armée américaine massacra entre 150 et 300 Sioux Lakota, dont au moins 60 femmes et enfants.
[11] American Historical Association, Annual report of the American Historical Association for the year 1893, Washington, D.C., Government Printing Office, 1894, 632 p.
[12] William Cronon, « Revisiting the Vanishing Frontier : The Legacy of Frederick Jackson Turner », Western Historical Quarterly, 1987, vol. 18, no 2, p. 158.
[13] Robert E Lang, Deborah Epstein Popper et Frank J. Popper, « “Progress of the Nation”: The Settlement History of the Enduring American Frontier », Western Historical Quarterly, 1995, vol. 26, no 3, p. 289–307 ; Robert E. Lang, Deborah Epstein Popper et Frank J. Popper, « Is there still a frontier? The 1890 US census and the modern American West », Journal of Rural Studies, 1997, vol. 13, no 4, p. 377–386.
[14] W. Cronon, « Revisiting the Vanishing Frontier : The Legacy of Frederick Jackson Turner », art cit ; Clyde A. Milner (ed.), A new significance: re-envisioning the history of the American West, New York, Oxford University Press, 1996, xiii+318 p ; Frederick J. Turner, Frontier And Section Selected Essays, Englewood Cliffs, N.J., Prentice-Hall, Inc., 1961, 196 p ; Peter Novick, That noble dream: the « objectivity question » and the American historical profession, Cambridge, England, Cambridge University Press, 1988.
[15] John Higham, « Herbert Baxter Adams and the Study of Local History », The American Historical Review, 1984, vol. 89, no 5, p. 1225‑1239.
[16] Jon Lauck, The lost region: toward a revival of Midwestern history, Iowa City, University of Iowa Press, 2013.
[17] Bureau of the census, Statistical abstract of the United States 1931, op. cit.
[18] Michael G Kammen, Mystic chords of memory : the transformation of tradition in American culture, New York, Knopf, 1991 ; T. J. Jackson Lears, Fables of abundance : a cultural history of advertising in America, [New York], Basic Books, 1994, 492 p.
[19] David Blanke, Sowing the American Dream: How Consumer Culture Took Root in the Rural Midwest, Athens, OH :, Ohio University Press, 2000, 282 p ; Hal S Barron, Mixed Harvest : the Second Great Transformation in the Rural North, 1870-1930, Chapel Hill, NC, University of North Carolina Press, 1997.
[20] Pour nuancer le concept “d’Age d’or” de la ruralité américaine au début du 20e siècle voir Mary Neth, Preserving the Family Farm : Women, Community and the Foundations of Agribusiness in the Midwest, 1900-1940, Baltimore, MD, Johns Hopkins University Press, 1995.
[21] Lowry Nelson, Rural sociology: its origin and growth in the United States., Minneapolis, University of Minnesota Press, 1969, viii, 221 p. p ; Olaf F. Larson, Sociology in government: the Galpin-Taylor years in the U.S. Department of Agriculture, 1919-1953, University Park, Pa., Pennsylvania State University Press, 2003, xvii+341 p ; Charles Josiah Galpin, My drift into rural sociology, memoirs of Charles Josiah Galpin., [University, La.], Louisiana state university press, 1938, xi+151 p.
[22] Voir notamment Ferdinand Tönnies, Communauté et société: [catégories fondamentales de la sociologie pure, traduit par Niall Bond et traduit par Sylvie Mesure, Paris, Presses universitaires de France, 2010, 276 p ; ainsi que la lecture que fait Bender de ce concept dans un contexte américain Thomas. Bender, Community and social change in America, New Brunswick, N.J., Rutgers University Press, 1978.
[23] Country Life Commission, L. H Bailey et Theodore Roosevelt, Report of the Country Life Commission: special message from the President of the United States transmitting the report of the Country Life Commission., Washington, G.P.O., 1909, p. 14.
[24] Nous pensons notamment à l’ensemble hétérogène des actions des agents de comtés, des associations de jeunesses ainsi qu’aux nombreux programmes « d’extensions » de certaines universités. Voir, entres autres, Nancy K. Berlage, Farmers Helping Farmers: the Rise of the Farm and Home Bureaus, 1914-1935, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2016.
[25] William L. Bowers, « Country-Life Reform, 1900-1920: A Neglected Aspect of Progressive Era History », Agricultural History, 1971, vol. 45, no 3, p. 211‑221 ; Scott J . Peters et Paul A . Morgan, « The Country Life Commission : Reconsidering a Milestone in American Agricultural History », Agricultural History, 2004, vol. 78, no 3, p. 289–316.
Pris entre une idéologie agraire ancienne et une volonté politique de ne pas en faire une oubliée de la modernité, comment les campagnes se sont-elles matériellement construites durant le 20e siècle ? Quelles réponses démographiques et sociologiques le local a-t-il apportées aux projections extérieures ?
La ruralité est définie depuis la fin du 19e siècle par le bureau fédéral en charge du recensement. L’importance politique du recensement aux États-Unis n’est pas à sous-estimer. Depuis son indépendance de la couronne britannique, la jeune république américaine se pose la question de la légitimité démocratique de ses institutions. A ce titre, la représentativité des citoyens au Congrès est un enjeu de taille. Compter la population revient à attribuer un poids politique plus ou moins grand à tel ou tel État, et tous les dix ans chaque recensement fédéral vient altérer la répartition et le nombre de sièges pour chaque État fédéré à la Chambre des représentants. Ce poids politique fait du recensement un évènement majeur de la vie publique américaine et va le conduire tout au long du 19e siècle à déborder les strictes limites d’un comptage de la population pour constituer une véritable cartographie statistique du tissu social, politique et culturel de la nation[1].
Que dire alors de l’apparition dès 1880 de la catégorie « urbaine » et de son évolution jusqu’en 1920 où le recensement affirme que les Américains et Américaines vivent en majorité dans des villes ? C’est la définition même de la ruralité qui est ici en jeu. Mais quelle ruralité construit-on ? Lorsque la distinction apparaît en 1880, le bureau du recensement associe l’essor des villes au « Progrès de la nation » qui trace l’avancée de la colonisation des terres de l’Ouest. L’urbanité est alors définie dans de façon ambigüe comme constituée par les villes de plus de 8 000 habitants dans certaines analyses et dans d’autres par les villes de plus de 4 000 habitants. Le recensement ne parle alors pas spécifiquement de catégorie rurale. Son enjeu est autre, tracer le progrès des villes à travers le temps. Le recensement ne cesse alors d’osciller entre la présentation d’une urbanité galopante, signe de modernité, et la résistance de la ruralité, signe de stabilité morale. Ainsi, alors que l’on aurait pu imaginer le recensement défendre ce seuil de 8 000 habitants pour tracer le progrès des villes, il abaisse au contraire le seuil d’entrée dans l’urbanité : il est abaissé à 4 000 habitants en 1900, puis à 2 500 en 1910 : niveau qui sera retenu par la suite. Cela créé littéralement de l’urbain. Pour la même année 1890, les urbains sont selon le recensement de 1890 29% de la population, pour celui de 1900 33 %, et enfin pour celui de 1910 36 %. Cela veut dire que la date symbolique de 1920 pour dater le basculement vers une nation urbaine est à relativiser[2].
Plus important pour notre analyse est le malaise du bureau du recensement vis-à-vis de la ruralité. En 1880, la ruralité n’apparaît pas comme la part manquante des villes. La catégorie n’existe pas en tant que telle mais est implicite. Le rural est pensé comme un socle social dont les villes nouvelles émergeraient. En 1890, le recensement s’intéresse aux populations rurales en les caractérisant comme vivant ou hors des villes, ou dans des villes de moins de 1 000 habitants. Cela laisse toute une population vivant dans des villes entre 1 000 et 8 000 habitants sans statut. Pour remédier à cette question, le recensement de 1900 propose le concept de « semi-rural » –concept qui peut sembler étonnement contemporain– pour penser les populations dans des municipalités de moins de 4 000 habitants (le nouveau seuil de l’urbanité), ils représentent alors 11% de la population, laissant la « véritable » population rurale à un maigre 52%, vingt années avant le tournant du dépassement du seuil de 50% d’urbains. Finalement le recensement tranche en 1910 et applique une division stricte, plus de 2 500, la population est urbaine, moins de 2 500, la population est rurale. Mais en 1920, tout en gardant cette division, il est question d’associer aux urbains, les personnes vivant dans les municipalités de moins de 2 500 au titre que « the condition of environment and occupation for the population of small as well large municipalities are essentially different from those which prevail in distinctive rural areas. »[3] Et c’est là, la grande difficulté de la compréhension de la campagne américaine, particulièrement de la grande ruralité à faible densité de l’Ouest : « l’urbanité » au sens métropolitain du terme n’est pas une expérience de vie pour un agriculteur ou une agricultrice du Kansas au tournant du siècle, mais la « ville » est omniprésente par la présence sur le territoire d’un réseau de petites municipalités.
Il y a donc un point aveugle à la définition de la ruralité par les instances fédérales, en tout cas une difficulté à penser les petites villes. Cette difficulté invite à regarder la ruralité américaine non comme simplement des cultures en plein champs entourées de villes mais comme un tout géographique constitué d’un double quadrillage : celui ordonné et extensif des propriétés privées agricoles, et celui plus organique d’un réseau de petites villes. Prenons l’exemple de la formation d’un comté rural du Kansas, Russell, situé à l’orée des Grandes Plaines. A suivre les définitions fédérales, le comté de Russell ne possède pas de population « urbaine » avant 1930. Pourtant, le recensement de l’État du Kansas par son Board of Agriculture, note dès 1872 scrupuleusement les populations résidant « en ville » dans de petites municipalités. La population de ces villes augmente de 19% en 1900 à 34% en 1922. En 1908, ce modeste comté de moins de 10 000 habitants ne compte pas moins de six municipalités entre 43 et 450 habitants, ainsi qu’un chef-lieu de comté de 1 410 individus[4].
Ces chiffres peuvent paraître triviaux en terme de valeur absolue, mais ils se répètent sur les centaines de comtés ruraux que comptent le Midwest et les Grandes Plaines et constituent ainsi la fabrique de l’expérience vécue des populations rurales américaines. La ruralité n’est pas simplement le travail agricole éloigné de son voisin par un plan cadastral faisant fi des besoins de regroupements, mais bien plus une dialectique entre deux espaces hétérogènes, les champs et la petite ville. Ces espaces sont le résultat d’un projet politique et d’une nécessité économique. Pour le comté de Russell, il ne peut y avoir de fermes céréalières sans la possibilité de vendre le blé sur les marchés américains éloignés du lieu de production. La petite ville est donc, entre autres, une gare et un silo à grain qui créent la possibilité même de la vie agricole. Mais ces relations symbiotiques dépassent de loin cette donnée purement matérielle et s’inscrivent pleinement dans la construction sociale et culturelle d’une communauté rurale.
2. Communautés, la ruralité à l’échelle de l’habitant
Le concept de « communauté rurale » est à prendre avec précaution. Le mot est utilisé par les acteurs ruraux et urbains dès le 19e siècle. La sociologie rurale en traite sans forcément le définir rigoureusement ; la presse en fait usage ; la littérature ne l’ignore pas ; les témoignages des ruraux en usent. Loin d’une technicité rigide, le concept est à la fois un terme vernaculaire pour les acteurs et une catégorie analytique pour les sciences sociales. La force du paradigme de la communauté (tout comme celui de frontière d’ailleurs) vient de ses bords indéfinis qui permettent de contourner la difficulté de la limite du rural[5]. Dans son acception la plus simple la communauté rurale s’inscrit dans les rapports d’interactions physiques et répétées d’un groupe humain. Cela donne une forte composition géographique à la communauté rurale qui s’incarne dans une localité : une communauté implique un territoire voire la communauté est le territoire local[6]. Cette « communauté » fondée sur la connaissance personnelle de ses voisins, charrie une série d’images de solidarités informelles et volontaires. Cette vision a été articulée par la sociologie allemande du début du 20e siècle dans une opposition aux nouvelles constructions sociales de la modernité. La communauté (Gemeinshaft) évoluerait sous l’impulsion des révolutions industrielles en société (Gesellshaft)[7]. La communauté rurale est alors souvent pensée autour de sa stabilité et de son isolement. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le concept a mauvaise presse à cause des tonalités traditionnalistes ou passéistes qu’il offre. Dans la seconde moitié du 20e siècle, historiens et sociologues ont renouvelé la notion, et le grand public n’a jamais cessé de parler et d’entendre parler de communautés. La communauté ne s’oppose plus désormais à la société des démocraties libérales[8], elle en est une des composantes de son fonctionnement.
Les hommes et femmes de la ruralité américaine au 20e siècle ne constituent en aucun cas un ensemble de petites communautés centripètes, stables et inertes face à un monde mouvant. L’ancrage territorial de la notion de communauté rurale ne doit pas nous obliger à la penser dans une unité close. Il s’agit ici de passer au pluriel et de comprendre les interactions des ruraux avec le monde dans la pluralité des communautés auxquelles ils appartiennent. Pratiquement, ces appartenances sont essentiellement latentes et ne s’activent qu’à des moments précis de décisions, de déplacements, de prises de parole. Ainsi, une résidente de Russell appartient tout à la fois à la communauté formée par son comté, son township, son district scolaire, son voisinage, son héritage national (allemand par exemple), sa congrégation, sa langue, etc.
Ces communautés sont ancrées dans l’expérience physique d’interactions en personne, mais elles impliquent également une composante « imaginée »[9]. La négociation entre des conflits au sein des appartenances communautaires passe par une vision du monde fondée par les régimes de savoirs qui informent la vie des ruraux. Un membre appartient à telle communauté rurale plutôt qu’à une autre par un savoir commun lié au lieu même des interactions sociales. La ruralité est bien trop souvent pensée comme vide de savoirs spécifiques internes. La technique agricole fait parfois l’objet d’études spécifiques, mais la circulation des savoirs ruraux est souvent minorée à cause de l’absence de sites institutionnels de savoirs reconnus à l’échelle de l’État dans ces territoires. La recherche dans les archives de la ruralité reculée du Kansas au tournant du siècle dernier indique le contraire. Des concours de cartes d’enfants aux histoires locales prononcées durant les grands pique-niques annuels du comté, de la prolifération des instituteurs et institutrices dans les campagnes à la circulation des journaux locaux : la ruralité est saturée de savoirs internes qui fondent une appartenance aux lieux.
Cette distribution des savoirs communs n’échappe pas à l’impact de la dichotomie entre municipalités et fermes en plein champ. Seuls deux lieux communautaires, l’église et l’école primaire, existent « en plein champs ». Loin des rivalités et des affrontements à laquelle l’histoire des républiques françaises nous a habitués, aux Etats-Unis ces lieux fonctionnent souvent de concert. Lors des premières années de la colonisation, il n’est pas rare que l’école serve d’église et en retour l’église se transforme toutes les semaines en lieu d’apprentissage. Elles constituent également les rares bâtiments où la communauté peut se réunir. On y vote, on y discute des récoltes, on y fête le 4 juillet. De ces deux lieux de l’écrit (de la bible et du manuel scolaire), les communautés rurales en font les premiers centres de la sociabilité[10]. Leur identité est ambivalente. Parfois lieux réellement communautaires tels les églises luthériennes suédoises, ils sont dans les premières décennies du 20e siècle également les lieux privilégiés de l’américanisation des populations immigrées, de l’établissement de normes communes au sein d’une communauté hétérogène. L’instituteur peut être un protestant anglophone dans une communauté d’Allemands catholiques. La concurrence des dénominations religieuses des premières années de la colonisation euro-américaine laisse petit à petit la place à des fusions de congrégations autour de bâtiments communs.
La situation est différente dans les petites villes où les lieux de rencontre sont nombreux à la fois pour les habitants de la « ville » mais aussi pour les nombreux fermiers de passage. Le magasin général, le bureau de poste, la station du chemin de fer, sont des lieux de sociabilités informels, situés aux nœuds d’échanges commerciaux avec l’extérieur. Plus importants pour le fonctionnement interne des savoirs de la communauté sont les bibliothèques, les lycées et les journaux locaux, qui se construisent et se formalisent dès les années 1910 dans les plaines du Kansas.
Dans ces plaines pensées comme le territoire inviolable de la propriété privée, l’espace public joue un rôle central dans les interactions sociales.
3. Une ruralité homogène dans un pays en mutation ?
Une des grandes questions qui reste quant à cette ruralité issue de la colonisation est celle de son homogénéité et plus encore de son processus d’homogénéisation qui va permettre de la constituer en fait politique national.
Cette question est d’autant plus prégnante que la ruralité du centre des États-Unis apparaît aujourd’hui dans un paradigme unidimensionnel souvent associé à une essentialisation de son américanité. Pour le dire brutalement, la « vraie » Amérique serait à trouver dans le comté de Russell ou de Thomas, ou de Hamilton, au fin fond des plaines du Kansas. Au moins trois caractéristiques sont régulièrement évoquées pour définir ces lieux. La ruralité serait patriarcale, blanche et pauvre, tout comme le supposé électeur moyen de Donald Trump aujourd’hui. Il s’agit là bien avant tout d’une construction politique que d’une réalité historique et sociologique.
Cette caricature est à contester à toute époque, et la construction historique des plaines du Kansas semble offrir une contre-lecture de ces « qualités ». La réintroduction des problématiques de classe, de race et de genre, que nous allons ici seulement suggérée à travers quelques exemples, offre aujourd’hui des pistes fécondes pour remettre en question cette identité rurale unilatérale qui ressort de certains commentaires médiatiques.
Patriarcale ?
Le rôle des femmes dans la ruralité a fait l’objet de nombreux travaux depuis les années 1980. Ils permettent de repenser le travail que les femmes accomplissent dans les fermes et dans les échanges sociaux au sein de la ruralité[11]. Les sources primaires débordent également de témoignages de la dureté de la vie des femmes sur les Plaines. Leur engagement dans une domesticité particulièrement âpre mais aussi dans la vie de la communauté est en réalité reconnu à l’échelle locale par les populations rurales depuis longtemps[12]. Plus significatif encore est l’importance des États ruraux de l’Ouest dans la bataille pour le droit de vote des femmes aux États-Unis. Les associations féminines du tournant du 20e siècle, telles le Women’s Club ou les Daughters of the American Revolution, constituent régulièrement la base de nouvelles associations féministes et prennent à bras le corps le combat du suffrage universel. L’enjeu principal est un amendement à la constitution américaine mais le combat politique se joue en réalité principalement à l’échelle des États fédérés. Les partisans du suffrage féminin entendent convaincre la législature fédérale par l’octroi du droit de vote des femmes à l’échelle locale et étatique. Les premières victoires se dessinent dans les nouveaux États de l’Ouest.
En 1893, soit 27 ans avant l’amendement fédéral, la chambre des députés de l’État rural de l’Ouest du Wyoming écrit : « That the possession and exercise of suffrage by the women in Wyoming for the past quarter of a century has wrought no harm and has done great good in many ways”[13]. La vague touche le Kansas où les voix féministes se font de plus en plus fortes à partir des années 1890. Pour saisir le ton des discussions, il faut prendre en compte, l’humour et la détermination des militantes. Ouvrant quelques remarques sur l’histoire du suffrage dans le Kansas à une assemblée d’élus masculins, Lilla Day Monroe, membre de l’association the Daughters of the American Revolution déclare en 1908 :
“Before entering upon this history, I think it is my right to establish some sort of a comradeship between myself and the gentlemen present by telling them just how it happens that I was chosen to make them miserable”[14].
Les combats féministes d’une classe moyenne majoritairement urbaine s’appuient sur les structures sociales de la ruralité. Les suffragettes défendent l’idée de la politique de la domesticité (home politics) et réclament leur droit de vote aux plus petits échelons du gouvernement local. Cela commence avec les élections des districts scolaires, puis des townships, et enfin les élections municipales. De nombreux États, dont le Kansas, accordent le droit de vote à l’échelle locale avant que ne soit amendée la constitution américaine en 1920 ouvrant aux femmes le droit de vote aux élections étatiques et fédérales. Cela signifie notamment que la ruralité est l’un des premiers territoires touchés par la représentativité politique des femmes au début du 20e siècle. L’identité « patriarcale » des campagnes américaines est donc, a minima, à nuancer.
Blanche ?
La question raciale semble ne pas s’inscrire dans la ruralité du Midwest et des plaines comme elle le fait dans ses centres urbains comme Chicago ou Kansas City. Et pourtant plusieurs éléments sont à l’œuvre dans les campagnes. On parle volontiers de campagnes « blanches » mais le concept est lui-même à penser à travers l’accrétion progressive d’un certain nombre de populations immigrées. L’historiographie a récemment montré comment les populations européennes, de Bohème ou de Norvège par exemple, n’ont pas été admises d’emblée dans un paradigme de la blancheur[15]. Il y a dans l’expérience de la ruralité des Plaines, dans le contraste entre expériences des colons et des populations indiennes et dans la présence discrète d’Africains-Américains, un laboratoire de la « race blanche » qui ne dit pas son nom. L’assimilation loin des centres urbains des migrants permet une image de l’américain blanc d’origine européenne qui sert dès les années 1910 de repère aux dérives racistes et eugénistes de la première moitié du 20e siècle.
Moins connue encore que cette construction non-évidente de la campagne « blanche » est peut-être la présence de groupe d’Africains-Américains dès les années 1880 dans le Kansas, le Nebraska et l’Oklahoma, sur le front de la colonisation. Ces Exodusters fuient le Sud de l’après-guerre de Sécession et cherchent à établir des villes sur la prairie. Dans le Kansas, ils fondent douze colonies. La plus connues d’entre elles, Nicodemus se situe dans un recoin isolé du Nord-Ouest du Kansas. Fondée en 1878, la colonie est composée de quelques 650 personnes. Bien qu’elles semblent moins exposées à la violence raciale que les communautés africaines-américaines installées dans les centres urbains, ces populations ne rencontrent pas moins de réelles difficultés, comme le refus des arpenteurs blancs du comté de délimiter leur colonie[16]. Les « villes noires » sur les plaines déclinent dans les premières décennies du 20e siècle. Leurs fragilités économiques en font des cibles privilégiées de la grande crise des années 1930 qui marque leur disparition. Au-delà de son échec, cette brève expérience est une brèche dans une histoire plus large des minorités dans la ruralité des Grandes Plaines des États-Unis, histoire encore en grande partie à faire[17].
Pauvre ?
La dernière caractéristique cardinale de la ruralité américaine est celle de sa pauvreté supposée. Cette image du paysan ruiné est un tropisme qui revient à intervalle régulier dans l’histoire. En 1912, l’historien Carl Becker parle du Kansas en ces termes :
Until 1895 the whole history of the state was a series of disasters, and always something new, extreme, bizarre, until the name Kansas became a byword, a synonym for the impossible and the ridiculous, inviting laughter, furnishing occasion for jest and hilarity. « In God we trusted, in Kansas we busted, » became a favorite motto of emigrants, worn out with the struggle, returning to more hospitable climes; and for many years it expressed well enough the popular opinion of that fated land.[18]
La catastrophe écologique des grandes tempêtes de poussière du Dust Bowl des années 1930, associée à la grande crise financière de 1929, assoit l’image d’une ruralité abandonnée que les programmes du New Deal se doivent de soutenir. Les articles de presses, les photographies de la Farm Security Administration, Les Raisins de la colère[19], tout concourt à proposer au grand public une image dévastée de la ruralité. Dans le milieu des années 1980, la crise du crédit des fermes américaines entraînent l’hypothèque et l’abandon de très nombreuses fermes familiales à travers le pays et particulièrement les Grandes Plaines céréalières[20]. Il semble que rien ne puisse enrayer une narration de la pauvreté de la vie rurale.
Il n’est pas ici question ne minimiser les souffrances et la précarité des agriculteurs, même s’il serait bon de nuancer géographiquement et historiquement ces discours par une étude des changements systémiques de la production agricole au cours du 20e siècle. Mais ne penser qu’aux agriculteurs, c’est encore une fois oublier le complexe équilibre entre petites villes et cultures de plein champ. C’est également prendre pour argent comptant la promesse d’horizontalité sociale du projet républicain du homestead familial. Or, dans le Midwest et les Plaines ces préjugés ne rendent pas compte des réalités sociales de la construction de la ruralité. Les petites villes de la ruralité font exister – et ce pratiquement dès la colonisation—une stratification sociale aux mains d’une petite élite rurale composée de médecins, d’avocats, de juges, de banquiers et de marchands. Cette élite cumule différentes fonctions au sein de la communauté. A l’assise que leur offre leur emploi, elle ajoute des charges d’élus, siège dans toutes sortes de confréries et de conseils d’administration d’institutions locales, propose des projets à la communauté, etc. Ses membres se posent à tort ou à raison comme des « leaders de la communauté » et agissent formellement ou non comme leurs représentants. A cette élite-ci, il faut associer les phénomènes de remembrements fonciers qui s’emparent de la ruralité dès la prise physique des terres achevée. Dans le comté de Russell par exemple la volatilité foncière entre 1901 et 1910 pourrait faire penser à une communauté instable de petits propriétaires sans capital ne pouvant faire prospérer leurs fermes. Mais à étudier les noms des acquéreurs, on note une redistribution des terres entre voisins et l’accumulation foncière par famille. Cette concentration du bien foncier autour d’une poignée de familles par comté illustre la disparité des situations financières et l’impossibilité de faire du territoire rural un espace homogène d’un prolétariat caché de l’Amérique industrielle du 20e siècle.
Ce tableau très partiel de la diversité de la ruralité au tournant du 20e siècle pourrait être enrichi d’autres exemples plus récents, comme par exemple l’immigration de populations hispaniques dans différents lieux de la ruralité, notamment depuis les années 1990 dans les usines de transformation de la viande des Grandes Plaines. L’importance des relations interpersonnelles, hier et aujourd’hui, dans le fonctionnement de communautés de petite taille ne fonde pas une homogénéité qui donnerait à la ruralité une persona fondée exclusivement sur un consensus accepté sans tension. Villes et campagnes négocient chacune leurs diversités.
[1] Margo J. Anderson, The American census: a social history, Second edition., New Haven, Yale University Press, 2015, 332 p.
[2] Bureau of the census, 1880 Census: Statistics of the Population of the United States at the tenth census (June 1, 1880), Washington, D.C., Government Printing Office, 1883, vol.1 ; Bureau of the census, 1890 Census: Report on Population of the United States, Washington, D.C., Government Printing Office, 1895, vol.1 (Part 1 & 2) ; Bureau of the census, 1900 Census: Population, Part 1, Washington, D.C., Government Printing Office, 1901, vol.1 ; Bureau of the census, 1910 Census: Abstract of the Census: Statistics of Population, Agriculture, Manufactures, and Mining for the United States, the States, and Principal Cities, Washington, D.C., Government Printing Office, 1913.
[3] Bureau of the census, 1920 Census: Volume 1. Population, Number and Distribution of Inhabitants, Washington, D.C., Government Printing Office, 1921, vol. 11/1, p. 51.
[4] Voir les rapports du département de l’agriculture sur la période 1870-1930 commençant avec le Kansas State Board of Agriculture, Biennial report – Kansas State Board of Agriculture., Topeka, 1872, vol. 43.
[5] Sur la notion de paradigme et de son besoin d’indistinction voir Kerwin Lee Klein, Frontiers of historical imagination: narrating the European conquest of native America, 1890-1990., Paperback., Berkley, Los Angeles, London, University of California Press, 1999, p. 44‑46.
[6] Voir Miche Marié, « Penser son territoire, pour une épistémologie de l’espace local » in Franck Auriac et Roger Brunet, Espaces, jeux et enjeux, S.l., Fondation Diderot, 1986, 343 p.
[7] T. Bender, Community and social change in America, op. cit.
[8] Nous utilisons dans ce cahier l’adjectif « libéral » dans son acception anglo-saxonne de philosophie politique (défendant notamment les libertés individuelles) et non dans son sens de laissez-faire économique.
[9] Nous faisons ici référence au concept de “communauté imaginée” de Benedict Anderson dans son étude sur les conditions d’existence du nationalisme. Benedict Anderson, Imagined communities, Revised ed., London; New York, Verso, 1983.
[10] James H. Madison, « Reformers and the Rural Church, 1900-1950 », The Journal of American History, 1986, vol. 73, no 3, p. 645–668 ; C. J. Galpin, The country church: an economic and social force, Madison, Wis., Agricultural Experiment Station of the University of Wisconsin, 1917, 48 p ; L. J. Hanifan, « The Rural School Community Center », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 1916, vol. 67, September, p. 130–138 ; Wayne E. Fuller, « Changing Concepts of the Country School as a Community Center in the Midwest », Agricultural History, 1984, vol. 58, no 3, p. 423–441.
[11] H. Elaine. Lindgren, Land in her own name : women as homesteaders in North Dakota, Fargo, North Dakota Institute for Regional Studies, 1991, 300 p ; Joanna L. Stratton et Arthur M. Schlesinger, Pioneer women: voices from the Kansas frontier, New York, NY, Simon and Schuster, 1982, 319 p ; Deborah Fink, Agrarian women : wives and mothers in rural Nebraska, 1880-1940, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1992 ; M. Neth, Preserving the Family Farm : Women, Community and the Foundations of Agribusiness in the Midwest, 1900-1940, op. cit. ; Jenny Barker Devine, On Behalf of the Family Farm: Iowa Farm Women’s Activism since 1945, Ames, IA, University of Iowa Press, 2013 ; Joan M. Jensen, Calling this Place Home: Women on the Wisconsin Frontier, 1850-1925, St. Paul, MN, Minnesota Historical Society Press, 2006, xv+518 p.
[12] Cette reconnaissance s’inscrit notamment dans les statues érigées aux pionniers dans les lieux publics du Midwest qui mettent quasiment systématiquement en avant la figure de la femme et de la mère.
[13] Ichabod S. Bartlett, History of Wyoming, s.l., Chicago, The S. J. Clarke Publishing company, 1918, 686 p.
[14] Lilla Day Monroe, « Some Woman’s Suffrage History » dans Transactions of the Kansas State Historical Society, vol. 10, Topeka, State Printing Office, 1908, p. 29.
[15] Karen V. Hansen, Encounter on the Great Plains: Scandinavian settlers and the dispossession of Dakota Indians, 1890-1930, New York, Oxford University Press, 2013.
[16] Kansas State Historical Society, Historical collections: Graham County, Biographical sketch of Rev. Daniel Hickman, 1913.
[17] J.R. Shortridge, Peopling the plains : who settled where in frontier Kansas, op. cit., p. 87‑89 ; H Craig. Miner, West of Wichita : settling the high plains of Kansas, 1865-1890, Lawrence, KS, University Press of Kansas, 1986, p. 84‑85 ; David J Wishart, Encyclopedia of the Great Plains, Lincoln, Neb., University of Nebraska Press, 2004, p. 9‑10 ; Robert G. Athearn, In search of Canaan: Black migration to Kansas, 1879-80, Lawrence, Regents Press of Kansas, 1978, xii+338 p.
[18] Carl L. Becker, « Kansas » dans Essays in American history dedicated to Frederick Jackson Turner, New York, Henry Holt & Company, 1910, p. 90‑91.
[19] John Steinbeck, Grapes of wrath, New York, The Viking Press, 1939, 619 p.
[20] Charles W. Calomiris, R. Glenn Hubbard et James Stock, « The Farm Debt Crisis and Public Policy », Brookings Papers on Economic Activity, 1986, vol. 1986, no 2, p. 441‑485.
Les campagnes du Midwest et des Grandes Plaines constituent un mystère pour qui s’intéressent à leur évolution politique. L’image actuelle est celle d’une campagne profondément conservatrice. Ce conservatisme, fortement lié au parti républicain, peut se penser comme un traditionalisme. Cela peut mener l’analyste à l’idée de campagnes construites sur des fondements idéologiques dix-neuviémistes et résistant les changements de la modernité du 20e siècle. Cette lecture populaire se pare des attributs scientifiques d’un évolutionnisme social en vogue et s’aligne avec les représentations culturelles de l’arriération des campagnes. Si les campagnes sont conservatrices, c’est qu’elles l’ont toujours été et chaque changement social apporté par la modernité urbaine du 20e siècle les place toujours plus loin d’une l’idéologie progressiste. Nous avons cherché à attaquer cette notion tout au long de ce cahier de recherche. L’histoire politique de la ruralité du Midwest et des Grandes Plaines nous permet de continuer à explorer nos contre-arguments.
Loin d’un refuge pour d’hypothétiques dissidents de la modernité de la seconde révolution industrielle, ces campagnes au tournant du 20e siècle sont des lieux d’expérimentations sociales, de radicalismes politiques et de combats démocratiques. La relative nouveauté de l’implantation de ses populations produit un terrain favorable à de véritables tentatives d’avant-garde politique. Au-delà de l’établissement ponctuel de communautés utopistes, le Midwest et les Grandes Plaines sont des territoires où les populations débattent du droit de vote des femmes, de l’établissement d’une monnaie papier, de nouveaux systèmes de coopération entre fermiers, etc. Certaines de ces avancées sociales sont aujourd’hui difficiles à lire pour ce qu’elles étaient : un activisme progressiste. L’exemple de la prohibition est à ce titre parlant. On peut y voir aujourd’hui, surtout depuis l’Europe, le résultat d’une société puritaine résistant des rapports de sociabilités entre hommes et femmes plus fluides que le traditionnel modèle familial centré sur l’espace domestique. On peut également le lire comme une volonté par des groupes de femmes dévouées à l’éthos victorien de combattre un monde changeant. Mais on peut aussi le penser comme une réponse sonore d’un premier féminisme qui cherche, sans s’excuser, à endiguer les violences domestiques, la pauvreté de la ménagère lorsque le salaire est « bu », et l’indigence dans laquelle certaines femmes se retrouvent avec leurs enfants après la mort de leur conjoint ou l’abandon par ce dernier du domicile conjugal. Lorsque l’activiste au patronyme programmatique Carry A. Nation prend sa hachette et fait le tour du Kansas dans les années 1900 pour y détruire les débits de boissons, peut-on parler de conservatisme ?
Rien ne saurait mieux rendre ce problème du conservatisme des campagnes que le vocable de « populisme » et de son histoire sur la longue durée dans la ruralité américaine. Dans les années 1880-1890, se forme notamment dans les campagnes du Midwest une coalition politique qui est désignée sous le terme de Populiste avec un grand P. L’hétérogénéité du mouvement ainsi que certaines de leurs positions entretiennent la confusion entre ces Populistes et le concept de populisme avec un petit p, qui, lui, est en général associé à deux périodes historiques : l’entre-deux-guerres en Europe et une partie du monde occidental d’aujourd’hui. Les Populistes, eux, proposaient au tournant du siècle un radicalisme politique pour contrecarrer la puissance financière des grands industriels américains. Aujourd’hui, le populisme américain promet aux plus puissantes entreprises une exemption d’impôt et s’incarne dans la figure d’un milliardaire. Quelle histoire commune de l’engagement politique de ces lieux peut-on dresser entre ces deux pôles ? Qui étaient les Populistes de la fin du 19e et que nous disent-ils des constructions politiques des campagnes ? Comment la ligne du conservatisme républicain vient-elle s’installer dans les campagnes ?
Le mouvement Populiste aux États-Unis des années 1880-1890 est majoritairement agraire. Composé en grandes partie d’agriculteurs de l’Ouest, le parti rencontre ses plus grands succès électoraux dans les États des Plaines. Le mouvement Populiste trouve ses racines dans les tentatives de coopération économique entre les fermiers de l’après-guerre de Sécession. Il agrège des groupes très hétérogènes autour de revendications sociales fondées sur des réformes politiques et économiques. La cible des Populistes est claire : les grandes entreprises qui se construisent à la fin du 19e siècle, les lobbies des chemins de fer et des grandes banques, enfin, et plus généralement, la finance. Le mouvement se construit sur un sentiment des populations de leur appauvrissement au profit de l’élite commerciale, industrielle et financière. Si la « vision populiste » s’oppose frontalement à la « vision du monde des affaires » elle n’est pas un conservatisme économique, ni une poussée révolutionnaire. Loin de vouloir remplacer le système gouvernemental, les Populistes partagent avec le reste de l’échiquier politique une croyance dans le progrès et la modernité. Plutôt que de penser une réponse centrée sur un repli localiste et une résistance en faveur d’une économie traditionnelle, les Populistes prennent à bras le corps les avancées scientifiques, les possibilités nouvelles des réseaux et le besoin des économies d’échelles. Le Populisme a longtemps été décrit comme un mouvement réactionnaire mais on aurait tout intérêt à le penser au sein même de l’impulsion de modernisation des campagnes et de la nation qui fait consensus chez les politiciens américains de la fin du 19e siècle[1].
Le parti politique issu du mouvement, le People’s Party créé en 1891, constitue une des rares tentatives significatives de l’établissement d’un troisième parti dans une république fortement régie par le bipartisme. Cela est d’autant plus important que les États-Unis sortent alors de presque trois décennies d’un strict équilibre partisan, où Démocrates (au Sud) et Républicains (dans l’Ouest et le Nord) se partagent le pouvoir fédéral autour de très fines marges électorales. En 1892, les Populistes présentent leur premier candidat à l’élection présidentielle, il réunit plus d’un million de voix (soit un peu plus de 8% de l’électorat), remportant quatre États (dont le Kansas). Leur impact est encore plus fort à l’échelle de certains États fédérés. Le Kansas se retrouve en tête de cortège des succès des Populistes, élit un gouverneur issu du People’s Party et envoie un sénateur, ainsi que deux députés, Populistes au Congrès américain. Dans le Kansas, le People’s Party devient dans les années 1890 l’alternative possible à l’engagement historique en faveur des Républicains depuis la guerre de Sécession[2]. William Allen White journaliste connu en son temps et résidant dans le Sud du Kansas, n’hésite pas à penser la radicalité politique de son État dans une histoire plus longue, en faisant un véritable précurseur des mouvements nationaux (abolitionnisme, prohibition, etc.)[3].
L’engagement militant des Populistes va de pair avec une campagne d’éducation. Le mouvement est un grand producteur de savoirs, notamment économiques. Pamphlets, livres, conférences exposent les fermiers aux idées Populistes. La dissémination d’une littérature militante et l’organisation de rassemblements au niveau local créent dans les campagnes une véritable « culture » du mouvement. Au-delà des succès électoraux, c’est donc un ensemble de convictions et de rapports informels de groupes qui se tissent dans la ruralité de la fin du 19e siècle[4]. Ce noble projet de circulation des savoirs n’est toutefois pas sans sa part d’ombre. Si les accusations d’antisémitisme et de nativisme des Populistes ont été écartées par les recherches récentes, la centralité des théories du complot dans la rhétorique des Populistes du Midwest pose la question du Populisme comme mouvement d’émancipation éclairé. La cible de ces théories sont les intérêts financiers anglais. Ils auraient orchestré la guerre de Sécession américaine afin de réduire le prolétariat américain en « esclavage » par le contrôle de la monnaie et non par les chaînes[5]. Pas question ici de tirer un fil direct depuis les complots soutenus par les Populistes jusqu’aux débats contemporains sur l’information de l’électorat américain et du rôle de la presse, mais il faut souligner l’importance ancienne des régimes de croyances et de savoirs dans la vie politique d’une démocratie moderne dès lors que rentre en jeu l’adhésion à une idéologie hors du champ politique traditionnel. Cette question s’incarne dans la ruralité avec une force toute particulière. Les autorités intellectuelles et politiques la suspectent chroniquement depuis 19e siècle de proposer un système d’éducation inférieur à ceux des centres urbains[6]. La légitimité du citoyen rural dans la formation de sa décision politique est donc hier comme aujourd’hui mise en tension avec les savoirs qui circuleraient hors des villes.
Le mouvement Populiste fit long feu. En 1896, ils conclurent une alliance avec le Parti démocrate dont le candidat, William Jennings Bryan porta une partie des revendications Populistes. Sa défaite, la reprise de la croissance économique américaine, et enfin l’entrée du dollar dans l’étalon-or mirent un coup d’arrêt aux ambitions Populistes. Toutefois, la « culture » politique issue de ces années-ci perdurèrent durant les premières décennies du 20e siècle. On la voit notamment réapparaître dans l’étonnant succès du socialisme en Oklahoma dans les années 1910[7], mais aussi à l’échelle nationale dans certaines initiatives des progressistes républicains des années 1910 et surtout dans les politiques démocrates du New Deal des années 1930. Ces idées aidèrent le Parti démocrate à construire une politique basée sur de larges programmes sociaux et lui assurèrent une position dominante dans l’échiquier partisan américain jusqu’aux années 1980[8].
2. La vie contemporaine et un nouveau populisme
Depuis les années 1990, les sciences politiques et l’histoire ont toutes deux porté un regard soutenu sur le mouvement conservateur. Ce qui était apparu comme la « surprise » des années 1980 est maintenant documenté dans une histoire plus longue remontant aux années 1930[9]. Tracer ce travail souterrain après les succès des politiques sociales du New Deal, c’est se tourner vers les États ruraux et se demander comment s’organise la pensée conservatrice. Les succès électoraux du Parti républicain dans le Kansas nous fait voir cet envers de la politique nationale où les démocrates dominent. A l’échelle de l’État rien ne semble troubler l’hégémonie républicaine. Sur les cent dix-huit années de la législature depuis l’ère Populiste, les démocrates ne contrôlent une des deux chambres que pendant huit petites années. L’absence d’étude spécifique sur la politique des comtés ruraux du Midwest nous empêche de conclure définitivement sur le sujet, mais il serait intéressant de comprendre la ruralité comme un laboratoire du conservatisme républicain qui se développe en sous-main des succès nationaux des politiques sociales des démocrates. La marginalité de la campagne américaine y retrouverait celle du conservatisme républicain.
Dans son récent ouvrage consacré aux populismes le politologue allemand Jan-Werner Müller, fin connaisseur du contexte étasunien, montre avec force que les Populistes de la fin du 19e siècle n’étaient pas un populisme. Il définit alors le populisme avec un petit p, comme un mouvement politique anti-élitaire et anti-pluraliste fonctionnant au sein d’une démocratie libérale et s’incarnant dans une figure de chef à même de se poser comme le porteur de « l’esprit du peuple » et non de la « volonté générale ». Müller identifie spécifiquement le Tea Party et la campagne de Donald Trump comme des mouvements populistes[10]. Ces deux mouvements ont fait florès dans les États du centre des États-Unis et particulièrement dans le Kansas.
Dans un dernier glissement des équilibres politiques, le Kansas voit à partir des années 1990 son conservatisme modéré se faire déborder par un radicalisme droitier. Dans un ouvrage très commenté, What’s the Matter With Kansas?, Thomas Frank démonte les rouages de cette prise de pouvoir. Il essaye de saisir pourquoi un comté comme celui de Kiowa, le plus pauvre du pays, voterait contre ses propres intérêts pour une frange du Parti républicain dont l’absence de politiques sociales ne pourraient que le desservir. Son argument est principalement culturel, et commence par l’analyse des représentations médiatiques et politiques de la dichotomie entre « deux Amériques », l’une rouge, l’autre bleu, l’une conservatrice, l’autre libérale, l’une industrieuse et modeste, l’autre élitiste et arrogante. On aurait envie de rajouter à cette liste : l’une rurale, l’autre urbaine. Au-delà de l’importance analytique de ces caricatures dans les représentations de tous les jours, Frank met en avant le rôle fondamental que la campagne anti-avortement des églises évangélistes joue dans le tournant droitier du Parti républicain. L’avortement devient alors dans un Kansas déjà acquis aux Républicains le déclencheur d’un autre genre de conservatisme, et construit un terrain idéologique propice au Tea Party des années 2010, puis à la victoire de Donald Trump en 2016[11].
Donald Trump n’est pas un rural et n’a probablement aucun attachement aux problèmes socio-économiques de la ruralité. Il semble déraisonnable de penser qu’un agriculteur du Kansas reconnaisse dans la figure de l’homme Donald Trump –un New Yorkais né millionnaire qui a passé sa vie à construire au sein des villes des hôtels destinés aux loisirs de l’élite—, une communauté d’expérience et de destin. Alors d’où vient la possibilité d’un alignement politique ? La rhétorique autour de « l’homme ordinaire » (the common man) emprunté au New Deal de Franklin Delano Roosevelt et à la rhétorique de Richard Nixon semble être un point d’accroche possible. Non pas que Donald Trump puisse être pris pour cet « homme ordinaire », mais qu’il saura le représenter face aux politiciens professionnels de Washington[12].
Anti-élitaire ? Donal Trump l’est frontalement. Anti-pluraliste ? les attaques quotidiennes contre la presse semblent l’indiquer. Partie prenante du système, Trump fut le candidat d’un des deux partis majoritaires américains et redéfinit depuis deux ans les contours du Parti républicain. Tout indique un nouveau populisme qui trouverait dans la ruralité est une alliée fidèle. Mais cette fidélité s’inscrit dans un conservatisme qui sur la longue durée s’accorde à la marginalisation progressive et constante de ces territoires. Cette marginalisation est souvent comprise culturellement mais elle est aussi sociale et démographique. Il n’y a aucune raison de penser que les conditions socio-économiques de vie des ruraux vont radicalement se transformer pour le meilleur dans les 20 années qui viennent. Les indicateurs de vieillissement de la population, de la valeur du foncier agricole, des prix des denrées, et de l’exode rural ne nous permettent pas un grand optimisme sur l’avenir des campagnes. Il est possible toutefois que le succès des populistes conservateurs dans les campagnes soit également dû à une absence de programme clair et audible des libéraux pour la ruralité. En tous les cas, si les démocrates américains continuent à concevoir la ruralité comme une américanité à dépasser, le discours conservateur de l’abandon du « peuple » agricole au profit des « élites » éduquée des villes ne souffrira aucun contre-argument.
[1] Charles Postel, The populist vision, Oxford; New York, Oxford University Press, 2007. L’historiographie entourant le mouvement Populiste aux Etats-Unis est abondante et a fourni de nombreuses controverses depuis les années 1950, qui ne sont pas encore toutes tranchées. Les grands jalons historiographiques peuvent être posés ainsi : Richard Hofstadter, The age of reform: from Bryan to F. D. R., [1st ed.]., New York, Knopf, 1955, 328+xx p ; Walter T. K. Nugent, The tolerant Populists: Kansas populism and nativism, Second edition., Chicago ; London, The University of Chicago Press, 1963 ; Lawrence Goodwyn, Democratic Promise: The Populist Moment in America, New York, Oxford University Press, 1976, xxvii, 718 p ; Robert C. McMath, American populism: a social history, 1877-1898, 1st ed., New York, Hill and Wang, 1993, vi+245 p ; C. Postel, The populist vision, op. cit.
[2] W.T.K. Nugent, The tolerant Populists, op. cit.
[3] William Allen White dans un article de 1922 cité in James H. Madison, Heartland : comparative histories of the midwestern states, Bloomington, Indiana University Press, 1988, p. 264. White était par ailleurs un farouche opposant aux Populistes.
[4] L. Goodwyn, Democratic Promise, op. cit.
[5] Jeffrey Ostler, « The Rhetoric of Conspiracy and the Formation of Kansas Populism », Agricultural History, 1995, vol. 69, no 1, p. 1‑27.
[6] Tracy Lynn Steffes, School, society, and state: a new education to govern modern America, 1890-1940, Chicago ; London, The University of Chicago Press, 2012.
[7] Marie Plassart, « Nationalism and Exceptionalism: A Study of Rural Socialism in the 1910s », Revue française d’études américaines, 2015, vol. 4, spécial 145, p. 89‑101.
[8] Sur le Parti républicain comme parti “minoritaire” aux Etats-Unis, voir Robert Mason, The Republican Party and American politics from Hoover to Reagan, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
[9] Kim Phillips-Fein, « Conservatism: A State of the Field », The Journal of American History, 2011, vol. 98, no 3, p. 723‑743.
[10] Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme?: définir enfin la menace, traduit par Frederic Joly, 2nd éd., Paris, Gallimard, 2016.
[11] T. Frank, What’s the matter with Kansas?, op. cit.
[12] Lawrence B. Glickman, Forgotten Men, http://bostonreview.net/politics/lawrence-b-glickman-forgotten-men-the-long-road-from-fdr-to-trump , 12 décembre 2017, ( consulté le 19 décembre 2017).
Dans une synthèse qui a fait date, l’historien de la ruralité David B. Danbom ouvre son propos par une étude du bon mot d’un autre historien, Richard Hofstadter qui proférait que la nation américaine était « born in the country and moved to the city ». Danbom publie Born in the Country, A History of Rural America en 1995, lors de sa ré-édition en 2006, l’auteur y ajoute une postface intitulée « La ruralité sans l’agriculture ». Il y décrit une ruralité profondément bouleversée par la contraction du salariat agricole. Si les campagnes ne se sont pas vidées, elles ont en tous les cas changé de visage. D’autres personnes vivent la ruralité aujourd’hui. Les agriculteurs et agricultrices représentaient plus de la moitié de la population rurale à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 2006, ils ne sont plus que 7%. Comment pourrait-on aujourd’hui définir un territoire rural où l’agriculture est devenue (démographiquement tout du moins) très marginale ? Danbom nous emmène vers la convergence entre les modes de vies urbains et ruraux lors des cinquante dernières années. Le changement est pour lui profondément culturel : les ruraux vivent comme des urbains. Ils conduisent les mêmes voitures, sur des routes tout aussi goudronnées pour aller acheter les mêmes appareils électroménagers, les mêmes vêtements, et rentrent dans leurs maisons pour y regarder les mêmes écrans, et les mêmes programmes. Il va jusqu’à se demander s’il est encore pertinent de parler de « vie rurale » et non de vie tout court.
La position de Danbom ne nous semble pas tenable. Si les différences entre vies rurales et vies urbaines peuvent sembler moins marquées aujourd’hui qu’il y a cent ans, la réinvention de distinctions culturelles, peut-être moins systémiques mais tout aussi actives, entre villes et campagnes est très vivace. Les ruraux ne conduisent pas tout à fait les mêmes voitures, les magasins d’électroménager et de vêtements ne sont pas tout à fait les mêmes, les programmes regardés, les stations de radios écoutées, ne sont pas tout à fait les mêmes non plus. Pourtant il faut savoir entendre ce que l’auteur propose et se poser de nouveau la question de la spécificité de la ruralité. Comment repenser cette spécificité sans traditionalisme ?
Les éléments proposés ici apportent une partie de la réponse. Les bouleversements qu’ont connus ces campagnes depuis plus d’un siècle ne les rendent pas dénuées d’historicité. Au contraire, ces changements doivent donner lieu à une histoire spécifique. Depuis les fondements politiques de la colonisation à la fin du 18e siècle à la redéfinition par les sciences sociales au début du 20e siècle, la ruralité s’est construite tout autant dans l’expérience des communautés du Midwest et des Grandes Plaines que dans les discours normatifs des centres de savoirs (intellectuels, politiques, administratifs) à leur périphérie. La question du savoir et de sa circulation pourtant n’est pas à penser dans une stricte distinction avec les vies des ruraux. La porosité des communautés rurales aux savoirs extérieurs ainsi que la production de savoirs au sein des communautés ont permis aux ruraux d’élaborer une réflexivité sur leur propre position dans la nation. Pris dans la tension entre une volonté de se conformer au modèle national et un besoin de poser une spécificité de chaque localité, les territoires ruraux n’ont eu de cesse de négocier leur identité entre deux positions : celle du centre de l’américanité et celle d’une marge à la modernité. La question politique, dernier bastion du citoyen lorsqu’il se sent culturellement ou socialement marginalisé, vient enfin rebattre les cartes. Souvent dans une position minoritaire depuis l’ère Populiste des années 1880-1890, la ruralité du Midwest et des Grandes Plaines ne cesse d’entrer en tension avec les courants idéologiques qui traversent la nation. Le républicanisme du long 19e siècle, le mouvement Populiste, le libéralisme des années 1930, le conservatisme du 20e siècle, la dérive droitière du Parti républicain depuis les années 1990 : la ruralité réagit aux changements sociétaux et idéologiques et propose des positions politiques dont il faut évaluer l’incidence sans les réduire à un traditionalisme suiviste.
Dans l’auto-fiction retraçant son enfance dans les plaines du Nebraska à la fin dans les années 1890, intitulée My Antonia, Willa Cather fait revenir le narrateur alors adulte sur les lieux où il a grandi. Les souvenirs heureux racontés tout au long du livre laissent la place à un dur portrait de la vie rurale dans les années 1910. Dans la dernière page de l’ouvrage, le narrateur est ramené à ses premiers souvenirs sur les plaines, et à sa première rencontre avec l’Antonia du titre. Les dernières phrases posent précisément quels liens peuvent alors unir les hommes et femmes des villes aux espaces ruraux :
I had the sense of coming home to myself, and of having found out what a little circle man’s experience is. For Antonia and for me, this had been the road of Destiny (…) Whatever we had missed, we possessed together the precious, the incommunicable past. [1]
[1] Willa Cather, My Antonia, Boston, Houghton Mifflin, 1918, 321 p.