A l’heure où le débat sur le réformisme politique est réouvert à travers les questions des retraites et de la décentralisation, il a semblé utile à EN TEMPS REEL de publier un texte de Tony Blair sur les services publics.
Ce texte – inédit en France – est un manifeste politique. Il n’échappe donc pas aux contraintes traditionnelles qui pèsent sur ce genre d’exercice. Mais cela n’enlève rien à la valeur du document. Bien au contraire.
Car, ce qui frappe chez Tony Blair et cela fait contraste avec le discours de la gauche française, c’est la vigueur et la clarté de son énonciation politique. Or, en politique, les règles et le contenu de l’énonciation sont essentiels.
Par-delà la question centrale des services publics, ce texte soulève trois enjeux d’énonciation du politique :
Le premier renvoie à l’idée de rupture avec le passé. Tony Blair nous dit que la conception et le contenu des services publics ne peuvent plus être les mêmes non pas parce que les services publics seraient condamnés, mais tout simplement parce que, sous leur forme traditionnelle, ils seraient arrivés à épuisement. En soi ce constat peut sembler banal. Il y n’a en effet rien de plus naturel que d’appeler au changement quand le monde change. Pourtant, si l’on met en regard ce discours avec celui que tient la gauche française, le contraste est saisissant.
Cette dernière continue à être extrêmement gênée par le thème de la rupture. Dans son imaginaire politique, la seule rupture historiquement valorisée est celle avec le capitalisme. Or de cette rupture, elle ne parle plus, parce qu’elle est devenue réformiste. Pour autant elle se montre réticente à entériner formellement la rupture avec sa propre histoire, ses propres conceptions. Comme si l’abandon de l’idée de rupture avec le capitalisme lui interdisait par symétrie d’admettre qu’elle avait profondément changé. C’est pour cette raison que la gauche française continue à nier le besoin pour elle de théoriser son aggiornamento réformiste. Elle refoule l’idée de rupture en persistant à utiliser le discours codé qui est le sien : une énonciation politique radicale toujours valorisée mais rarement pratiquée, un réalisme idéologiquement dévalorisé mais largement pratiqué.
Naturellement, des facteurs historiques expliquent les différences d’énonciation du politique en France et en Grande-Bretagne. Toute la question est de savoir si l’histoire est un substitut au courage et si comme toute histoire, celle-ci n’est pas un jour amenée à prendre fin. Si l’on voulait être rigoureux, il faudrait d’ailleurs étendre la comparaison à l’ensemble des forces de gauche en Europe. On constaterait alors que la spécificité française réside dans le très faible ancrage de sa gauche dans une tradition sociale démocrate. Ainsi lors du tout dernier congrès du SPD, le chancelier allemand Gerhard Schröder a avancé comme thème central « Du courage pour les réformes ». Là encore l’intitulé peut sembler banal. Pourtant on imaginerait mal le congrès du PS reprendre ce thème et cela pour deux raisons. La référence au courage est synonyme de sacrifices, celle de réforme renvoie à l’idée de changement. Autant de termes qui ne peuvent être maniés qu’avec précaution face à une base militante profondément conservatrice.
Pourtant, un fait s’impose. La gauche ne peut plus – surtout depuis le 21 avril – éluder cette question : son refus persistant d’assumer pleinement son réformisme, y compris face à l’extrême gauche, n’est-il pas de nature à alimenter le populisme en France ? La réponse à cette question n’est pas simple. Mais le fait que la gauche refuse l’idée même de débattre de cette question fait problème. Rappelons d’ailleurs qu’à ce jour la gauche n’a livré aucune interprétation politique de fond sur son terrible échec de 2002. Aussi, tant qu’elle ne renoncera pas définitivement à faire de l’écart entre son discours et ses pratiques une source d’identité politique elle continuera à alimenter la déception consommée des uns et l’indifférence croissante des autres. Au regard des positions prises par la gauche face à la politique plutôt courageuse de la droite sur la question des retraites, il est à craindre que cette évolution ne soit pas pour demain.
Le second axe de l’énonciation blairiste repose sur l’idée de valorisation du changement. Là encore le contraste avec la gauche française est très frappant. Tony Blair met en permanence l’accent sur les opportunités offertes aux individus dans le nouveau monde. Ces opportunités sont naturellement idéalisées. Mais cela n’enlève rien au fait qu’il a pour mérite de trouver une certaine positivité au monde d’aujourd’hui alors que le discours de la gauche française reste encore puissamment imprégné par le discours de la perte : perte d’emplois, perte de repères. Il est par exemple frappant de voir que le discours politique de la gauche semble teinté d’un profond pessimisme à la fois parce que cela lui permet de justifier son positionnement critique vis-à-vis du système capitaliste actuel mais aussi parce que prisonnière de ses anciens référents, elle ne parvient pas à penser le monde actuel autrement que sur un mode fondamentalement inquiet. Force est cependant d’admettre que la droite ne propose pas une meilleure alternative même si ce n’est généralement pas sur ce terrain qu’elle est la plus attendue.
Il y a enfin un troisième axe dans l’énonciation blairiste : il insiste sur l’importance des processus d’individualisation, des préférences et des choix et sur la nécessité de conditionner l’organisation et la réforme des services publics à cet impératif. La gauche française n’est, sur le fond, pas loin de penser la même chose. Elle insiste beaucoup plus que par le passé sur le besoin d’autonomie, qu’elle met d’ailleurs en avant pour ne pas parler d’individualisme, assimilé à égoïsme. Mais la reconnaissance de cette réalité n’a pas toujours été suivie d’effets. La pratique politique française, toutes tendances confondues, a été et reste marquée par une défiance profonde vis-à-vis de toute expression sociale qui n’emprunterait pas le canal politique et ceci au nom d’une vision très procédurale de la légitimité politique ( » le pouvoir issu des urnes ») et d’une croyance inaltérable dans l’importance du changement par le haut.
Soyons clairs. Le blairisme ne saurait être un modèle pour la France. Non seulement parce qu’il n’est pas dénué de faiblesses symétriques de celles de la gauche française, mais aussi et surtout parce que si les expériences sont toujours comparables elles sont rarement transposables.
C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’EN TEMPS REEL publie ce texte et non dans celui d’une adhésion paresseuse à une expérience étrangère aussi stimulante soit elle.