Le revenu des Etats-Unis a quasiment triplé depuis le début des années 1970, une progression 40% plus élevée qu’en France. Cette performance souvent enviée ne correspond grosso modo qu’au différentiel de croissance de la population : le PIB par tête a progressé d’environ 2% par an sur la période dans les deux pays. En parallèle, le rapport entre le revenu médian et le revenu moyen des ménages, qui nous renseigne sur l’équité de la distribution des revenus, s’il est resté constant en France, a fortement baissé en Amérique ; le supplément de richesse a été principalement capté par les tranches les plus aisées de la population américaine. La croissance y a donc été fortement inégalitaire. Cette constatation semble peu compatible avec l’idée courante que ce pays est plus enclin à tolérer de larges inégalités dans la mesure où ce serait le plus sûr moyen de faire progresser l’économie dans son ensemble. C’est cette logique liant les questions d’efficacité et d’équité que l’on examine dans le présent travail.
Le point de départ est une analyse des inégalités qui se sont très significativement accrues depuis 20 ans. En particulier, la pauvreté, qui était déjà plus élevée que dans les autres économies développées, continue de progresser. Aux inégalités de revenus se superposent des inégalités de patrimoine, elles aussi beaucoup plus prononcées que dans les autres pays industriels. Le trait qui retient alors l’attention concerne la transmission intergénérationnelle de ces inégalités, dont de nombreux travaux statistiques récents montrent qu’elle est sensiblement plus forte que ce que l’on pensait jusqu’ici ; la mobilité sociale n’est pas plus importante aux États-Unis que ce qu’elle est dans beaucoup d’autres pays de l’OCDE. Dans un tel contexte se profile le risque d’inégalités cumulatives dans la transmission desquelles le coût de l’enseignement supérieur et la qualité de l’enseignement primaire et secondaire jouent un rôle de mieux en mieux identifié.
Ces tendances sont le produit complexe d’une réorientation des politiques publiques et d’évolutions de marché : la seconde partie du cahier est consacrée au marché du travail. Après les interrogations sur la « reprise sans emplois » de début 2002 à fin 2003, celui-ci a retrouvé son dynamisme : les opportunités d’embauche sont nombreuses et le taux de chômage est redescendu en dessous de 5%. Un trait attire pourtant l’attention : de manière surprenante, le taux d’activité, en particulier celui des hommes dans la force de l’âge (25-54 ans), ne cesse de reculer : à quoi donc correspond ce non-emploi dont on montre qu’il est en grande partie involontaire ? Examinant successivement l’emploi, le chômage et l’inactivité, nous aboutissons à une image du marché du travail américain qui ne correspond pas à celle, souvent popularisée, d’une merveilleuse machine à créer des emplois pour tous. Le marché du travail fonctionne en fait de manière duale : la majorité des Américains occupe des emplois bien payés et bénéficie d’une couverture sociale assurée par leur entreprise ; mais une part croissante de la population est exposée à des situations de marché de plus en plus dures en termes de conditions de travail, de rémunération et de protection sociale. Pour les uns, pour le plus grand nombre, la mobilité est synonyme d’opportunités, mais pour une minorité importante, active ou inactive, elle est synonyme de précarité. Les Etats-Unis sont de plus en plus sensibles à cet accroissement des inégalités, sans que ceci ait, jusqu’ici, de traduction sur le terrain politique. Quelle réaction attendre demain de l’Amérique ? Plus généralement, ce bilan invite à s’interroger sur le lien entre efficacité et équité : quelles justifications ont des inégalités croissantes si elles ne servent pas à améliorer le sort de la majorité, voire même, conformément au second principe rawlsien, à améliorer le sort des plus démunis ? Ne serions nous pas finalement tentés de céder un peu vite à la « préférence pour l’inégalité » en admettant que l’économie « moderne » sonne le glas des exigences de justice sociale ?