L’exception culturelle profite-t-elle vraiment à la création ?

Comprendre comment l’extension de la logique marchande « rencontre » le bien public est au cœur du projet intellectuel d’EN TEMPS REEL. Or s’il y a bien un domaine où cette rencontre suscite interrogations et passions, c’est bien celui de la culture. Comme pour d’autres activités, comme le sport ou l’éducation par exemple, on voit bien qu’il ne s’agit pas tout à fait d’activités comme les autres. Mais on sait tout aussi bien que rien ne serait plus dommageable à la culture et à ses créateurs que de se soustraire totalement à la sanction du marché, qui est aussi la sanction du public.

Pour tenter de trouver un équilibre entre création et marché, la France s’est dotée d’un certain nombre d’instruments juridiques et financiers sacralisés par l’expression fétiche d’exception culturelle. Une expression fétiche mise au service d’un exceptionnalisme français. Pour certains, ces dispositifs – qui n’ont d’ailleurs rien d’exceptionnels, puisqu’ils existent selon d’autres modalités ailleurs – sont envisagés comme des dispositifs de sauvegarde d’une identité menacée. Pour d’autres, il ne s’agirait que de vieilleries destinées à flatter l’ego français et certains intérêts particuliers.

Tout en explorant les mécanismes de l’exception culturelle, le texte qui suit cherche à sortir de cette grille trop réductrice. Etre « pour » ou « contre » l’exception culturelle n’a à peu près aucun sens. La vraie question est celle de savoir à qui elle profite réellement et s’il ne faudrait pas non pas l’abandonner, mais en infléchir les mécanismes.

A qui profite l’exception culturelle ?

Déjà en soi, cette question peut sembler provocatrice, car elle laisserait supposer qu’elle ne serait pas la seule expression d’une « volonté générale » ou d’une sorte de préférence française pour la « culture » partagée par tous et égale pour tous. Or, à l’évidence, il y a toujours derrière tout intérêt général, des intérêts particuliers, des stratégies, des partis pris ou des abus. Et l’exception française n’y déroge naturellement pas. Monique Dagnaud montre que les dispositifs de l’exception culturelle profitent massivement au cinéma et marginalement à la télévision et qu’au sein de l’audiovisuel, elle profite quasi-exclusivement aux fictions et aux documentaires.

Derrière ce choix s’exprime une préférence axiomatique : le cinéma, c’est l’univers de la création, la télévision celui du marché. Ce biais favorable au cinéma, identifié abusivement à la création, est amplifié à la télévision où seuls les fictions et les documentaires sont identifiés à la création, alors que tout le reste en est exclu. Monique Dagnaud souligne avec force que ces distinctions ne peuvent être tenues pour indiscutables : elle en vient à estimer qu’avant de favoriser la création, l’exception culturelle stimule une industrie qui à la télévision, fonctionne sur le mode de réseaux affinitaires entre producteurs et diffuseurs. Il est temps, nous dit-elle, non pas de se défaire de l’exception culturelle, mais de nous demander pourquoi la Star Academy « rentre dans les filets juridiques de l’exception culturelle » alors que Fort Boyard en est exclu. Est-il par ailleurs bien raisonnable de toujours considérer les documentaires comme des actes de création quand, pour l’essentiel, ils sont en réalité bien modestes, tant par leurs moyens que par leur contenu.

Déconstruisons l’exception culturelle non pour la remettre en cause mais pour la mettre en débat. Telle est la principale conclusion de ce texte. Pourtant son intérêt ne s’arrête pas là. Il réside dans toute une série de propositions, qu’en tant que sociologue mais également praticienne des médias, elle estime devoir faire. Culturellement elle appelle à une redéfinition à la fois plus exigeante mais surtout moins conformiste de la notion d’œuvre de création. Et dans cette perspective, elle estime que les télévisions publiques ont un rôle essentiel. L’idée selon laquelle chaînes publiques et chaînes privées seraient devenues interchangeables lui apparaît comme un des conformismes à réfuter.

L'auteur

Monique Dagnaud

Sociologue des médias

Monique Dagnaud est sociologue des médias et ancien membre du CSA.