Le modèle allemand de l’Europe: l’ordolibéralisme.

Il existe une littérature considérable, en forme d’éloges et faite d’ouvrages fameux, sur le « modèle rhénan». Elle exprime une fascination très française pour le modèle allemand de l’« économie sociale de marché». Mais comment pourrait-elle expliquer autrement que comme un reniement la réorientation libérale et le délitement du volet social initié à partir du second cabinet Schröder?

Il fallait pour comprendre cette évolution en repenser la dynamique même. En Temps Réel se réjouit de publier l’analyse de Christophe Strassel, qui y invite, en distinguant « économie sociale de marché » et « ordolibéralisme », et en montrant comment ce dernier a donné naissance à la première. Ainsi relu au prisme de sa généalogie intellectuelle, le modèle rhénan apparaît, non pas comme l’expansion naturelle, mais comme l’expression biaisée et sociale, et donc naturellement temporaire, du projet ordolibéral. Les réformes des récentes années apparaissent aussi comme le simple retour du modèle allemand vers la version ordolibérale de l’économie sociale de marché, avec une protection sociale moins étendue et un primat des politiques structurelles sur les politiques conjoncturelles.

Les perspectives qu’ouvre cette interprétation sur l’Agenda 2010, sur l’avenir de la cogestion et sur les inégalités en Allemagne mettent largement en doute la capacité de ce modèle à faire face à la crise actuelle.

Mais l’intérêt de cette analyse dépasse largement cet enjeu national : elle offre aussi, et à point nommé, des lumières inédites sur les enjeux européens. Michel Foucault avait déjà révélé l’importance du modèle ordolibéral comme figure du libéralisme, lui avait opposé le libéralisme libertarien de l’Ecole de Chicago, et avait fait de l’ordolibéralisme la vraie matrice de la plupart des programmes gouvernementaux européens. Cette magistrale analyse de « la raison gouvernementale moderne » date de 1977 et 1978. Christophe Strassel l’applique, et la prolonge radicalement, en suggérant de voir aussi dans l’ordolibéralisme le pilier idéologique de la construction européenne, appliqué d’une façon d’ailleurs beaucoup plus rigoriste qu’en Allemagne même.

Le combat d’influence de l’interventionnisme français et de l’ordolibéralisme allemand sur les institutions européennes s’est matérialisé dans la PAC ou l’Eurogroupe d’une part, et le Pacte de stabilité et de croissance de l’autre. Qu’il s’agisse de la politique de la concurrence, de la politique de stabilité monétaire, de la soumission de la politique économique à des règles plutôt qu’à des instances de délibération politique, l’influence croissante du modèle ordolibéral que dégage Christophe Strassel livre deux enseignements. L’Allemagne a eu un poids plus important qu’on ne le pense en général dans les négociations européennes. L’organisation des pouvoirs publics européens est déséquilibrée parce qu’elle est dépourvue des éléments qui ont progressivement stabilisé et donné sa légitimité sociale au modèle allemand.

L'auteur

Christophe Strassel