Alors que le dernier rapport du GIEC nous a une nouvelle fois rappelé cet été les conséquences désastreuses de l’inaction climatique, l’engagement dans une transition écologique résolue sera, espérons-le, un enjeu majeur de l’élection présidentielle en 2022. Engager la transition dans le contexte de sociétés fragilisées par la crise sanitaire impliquera forcément de penser l’impératif écologique de concert avec la question sociale. En Temps Réel a donc souhaité apporter un éclairage sur la notion de transition juste, qui entend faire la synthèse entre ces deux enjeux. Nous avons souhaité offrir à nos lecteurs une analyse historique et politique de ce qui nous semble devoir devenir un enjeu fondamental des débats politiques dans les démocraties occidentales. Nous avons également tenté de proposer quelques éléments de méthode pour faire émerger les voies et moyens d’une transition socialement acceptable dans une perspective résolument démocratique. Nous espérons ainsi faire œuvre utile dans la perspective des débats qui vont s’ouvrir.
Au-delà d’un attracteur politique, un décryptage nécessaire
L’année 2021 a vu à la fois la Conférence de Glasgow de la Convention Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC) et, pour la plupart des démocraties libérales, la gestion de la pire épreuve économique et sociale que l’Occident ait connu depuis la Deuxième Guerre mondiale. Si « l’acceptabilité sociale » des transitions environnementales est devenu un objet politique majeur – si ce n’est l’enjeu politique principal du siècle –, la décennie 2020 s’ouvre plus que jamais sur ce double impératif. La notion même de « transition juste » n’a-t-elle pas été mise au cœur du Green Deal européen adopté en 2020 ? Le terme même de « Green Deal » fait écho au plus grand programme de politiques sociales porté dans un plan de relance au XXème siècle. Faire référence à la notion de transition juste est dans l’air du temps et nombre de partis en France et en Europe semblent désormais se ranger derrière l’idée que les transitions écologiques seront sociales, ou ne seront pas.
Comme le disait Clémenceau à propos de la Révolution, la transition juste est un bloc. Une notion qui peut sembler fourre-tout, mais qui, surtout, véhicule une idée globale sur l’orientation des politiques publiques. Une idée qui suppose, aussi, une rupture d’approche.
Travailler et décrire cette rupture, en faisant l’histoire de la notion de transition juste, est le premier enjeu de ce cahier.
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Malheureusement, la promesse d’une transition écologique sociale et juste ne semble pas prendre la place que l’on pourrait espérer au cœur des débats politiques de la prochaine élection présidentielle en France.
Elle était pourtant au cœur des travaux de la récente Convention citoyenne sur le climat. Mais, à ce stade, la transition juste n’est en fait ni conçue, ni reconnue, comme un projet politique à part entière.
La transition juste est réduite – comme trop souvent dans un débat politique usé à force de ne parler que de « mesures concrètes » à hauteur de citoyen – à un enjeu de redistribution monétaire nécessaire pour éviter les conséquences économiques des politiques de transition sur les plus modestes. En témoigne le débat récurrent sur « l’usage » des recettes de la taxe carbone, qui a récemment donné lieu aux États-Unis à plusieurs propositions pour une fiscalité écologique de financement des politiques de lutte contre les inégalités de revenu.
Mais ce serait réducteur de ramener la transition juste à ce seul enjeu de redistribution. Pire, ce serait sans doute une faute politique.
Etablir ce diagnostic est le deuxième enjeu de ce cahier.
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Pourquoi les quatre tentatives de fiscalité carbone en France ont-elles mené à des échecs, sous des gouvernements de droite et de gauche ? Sans doute parce qu’il ne s’agit pas simplement d’un problème de modalités ou de paramètres. Toutes ces tentatives se sont inscrites dans une même conception classique de la politique environnementale : un projet « pigouvien » – consistant à taxer des « externalités » – associé à une politique de redistribution monétaire, mais toujours isolé de la politique générale. Et pour citer Hergé, à chaque fois le même constat : « Caramba, encore raté ! ».
Là est la thèse principale de la deuxième partie de ce cahier : un projet politique de transition juste ne saurait se limiter à des politiques de taxation des externalités associées à des politiques redistributives, les mieux calibrées et les plus intelligentes soient-elles. Il ne saurait se réduire à un projet général de « compensation » des effets négatifs de la disparition, ou de la transformation, de certaines activités.
La transition juste invite à rompre avec cette approche habituelle de la politique environnementale, et ce pour quatre raisons que nous introduisons ici et que nous détaillons dans la suite de l’ouvrage.
La première est que l’enjeu de la transition juste est la recherche d’une conciliation d’objectifs par un ensemble cohérent de politiques. Cette recherche bas en brèche la doxa « un objectif, une mesure ». Il demande une approche d’ensemble et une gouvernance adaptée afin de décloisonner les sujets sociaux, économiques et écologiques.
La deuxième raison, c’est qu’on ne peut espérer résoudre les conséquences sociales de la transition par la seule mise en place d’un signal-prix bien calibré, compensé par des chèques monétaires. Nous montrerons par exemple que l’idée qu’il suffit de « taxer les riches qui sont les plus émetteurs de carbone » est une stratégie parfaitement légitime pour chercher à mettre les sociétés démocratiques en mouvement, mais c’elle aussi une commodité politique qui masque la nécessité d’une réponse plus complète. On ne peut pas non plus espérer résoudre les conséquences sociales de la transition en maintenant le statu quo ou en se privant d’une fiscalité carbone bien conçue, pour lui préférer des politiques alternatives plus coûteuses.
La troisième raison est que l’approche classique fait l’impasse sur une notion centrale : la « capacité à agir ». Un projet de transition sera-t-il socialement accepté s’il ne s’appuie pas sur les capacités réelles d’action des différents agents ? Si ceux qui en ont le moins ne voient pas que le projet augmente ou au moins maintient leurs marges de manœuvre. Si ceux qui en ont le plus ne les utilisent pas, ou pire, les utilisent pour défendre leur intérêts particuliers en résistant à la transition. Il en va d’une réalité sociale que le seul signal-prix ignore.
La quatrième raison est qu’une approche technocratique est incapable de traiter l’enjeu fondamental de la transition, qui consiste à poser les conditions démocratique d’adhésion à un projet de transformation profonde de notre mode de développement et de nos modes de vie. Disons-le clairement, la transition implique une politique de dépréciation collective des activités incompatibles avec les limites physiques de notre planète. Elle exige donc des pratiques démocratiques et délibératives qui légitiment et rendent souhaitable de ne « plus » faire certaines choses. Et, malheureusement, ni un « prix », ni des « chèques » ne suffisent pour y parvenir, tant les agents ne sont guidés ni par des mains invisibles, ni par des choix rationnels.
Par conséquent, il faut fonder la transition juste sur un processus politique et démocratique : c’est le troisième objet de ce cahier que d’esquisser des propositions de méthode, inspirées, dans une certaine mesure, d’une démarche scientifique et non partisane, comme celle adoptée par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
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La suite de cet ouvrage esquisse donc un panorama et un décryptage de la « transition juste ». S’il n’offre pas une comparaison précise de projets politiques déjà structurés, nous espérons qu’il offrira une compréhension des enjeux et surtout une grille de lecture utile pour débattre et élaborer collectivement les meilleures politiques, celles qui nous permettront d’atteindre nos objectifs écologiques, tout en assurant les conditions de cohésion et d’adhésion requises.
Avant de développer la question du projet politique que revêt l’enjeu de la transition juste au sein d’une nation, un peu d’histoire est nécessaire. Des lieux, des acteurs et des moments distincts ont lié les considérations de justice aux questions écologiques. Nous nous limiterons à la question du Climat qui est la plus riche en la matière – et les avancées sur la « transition bas carbone » ont été importantes. Tout en gardant en tête que cette réflexion doit être étendue aux autres enjeux écologiques : la préservation de la biodiversité, la fourniture des services écosystémiques, la lutte contre l’artificialisation des sols, la réduction des pollutions et la gestion des déchets[1].
La transition juste, un enjeu diffus des négociations internationales sur le climat
À l’échelle internationale, les considérations éthiques ont toujours occupé une place importante dans l’effort de coopération multilatérale sur le climat. Les relations Nord-Sud ont ponctué les débats des cycles de négociation sur le climat et largement déterminé les réussites et les échecs du processus onusien. En pratique, le principe d’une « responsabilité commune et différenciée » des pays dans les dérèglements climatiques pose des problèmes d’interprétation depuis son inscription dans la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC, 1992). Diverses considérations et conceptions de « justice climatique » se sont ainsi opposées dans les négociations onusiennes et continuent d’être en tension[2]. La question de la responsabilité historique des pays du Nord, anciennement industrialisés, et le droit au développement revendiqué par les pays du Sud, trouvent difficilement leur articulation dans le cadre d’un régime climatique commun. L’efficacité de l’action requière que les pays du Nord financent un mode de développement moins carboné dans les pays émergeants et en développement qui constituent rapidement un stock d’infrastructures pour des décennies.
Après l’impasse de Copenhague (2009), la logique du protocole de Kyoto a été abandonnée. Elle reposait sur un espoir de coopération sans doute trop ambitieux : par une approche « top-down », il s’agissait de s’accorder sur un régime contraignant de « répartition du fardeau » climatique. Cette approche n’a pas survécu aux désaccords sur la juste répartition des droits d’émission de gaz à effet de serre et sur l’aide compensatoire que devaient octroyer les pays du Nord pour le financement des politiques climatiques du Sud (le « fond des 100 milliards »). Bien qu’ils restent encore largement au second plan, les enjeux de justice du régime multilatéral d’action climatique n’ont pas disparu avec l’Accord de Paris (2015), même si celui-ci fait désormais reposer l’action climatique sur une démarche « bottom-up » : la proposition et le respect d’engagements volontaires par les pays[3].
Les interprétations des principes d’équité, de responsabilité et de capacité joueront toujours un rôle structurant, puisque l’Accord de Paris prévoit un processus d’évaluation quinquennal des contributions nationales (le premier est prévu pour 2023). Mais si des travaux documentent les inégalités d’émissions, de revenus et de perturbations climatiques attendues[4], on peut douter qu’un cadre d’évaluation consensuel puisse émerger au cours des deux prochaines années pour juger de l’équité des contributions nationales.
Les enjeux d’une transition juste à l’échelle internationale vont par ailleurs se renforcer. D’abord, au sein du cadre multilatéral onusien, qui devra progressivement traiter des différences de capacités d’adaptation Celles-ci, comme les capacités de réduction d’émission, sont très inégalement réparties. Ensuite, il est certain que les questions de justice écologique s’inviteront de plus en plus dans les autres champs de l’agenda international, notamment dans le cadre des accords commerciaux, bilatéraux ou partiellement multilatéraux.
À l’origine de l’idée de transition juste : compétences et emplois
La notion de « transition juste » a d’abord été introduite et développée par le milieu syndical. Elle fut ainsi utilisée par les syndicats nord-américains, dès le début des années 1990, pour désigner un programme de soutien aux travailleurs qui perdent leur emploi du fait de la mise en œuvre de politiques environnementales. Cet usage demeure aujourd’hui, notamment pour les activités déclassées par la transition écologique, au premier plan desquelles celles liées à l’exploitation du charbon. Le terme fut ensuite étendu et approprié dans différentes sphères nationales et internationales. Il fut en particulier promu par la Confédération Syndicale Internationale[5], puis par les partenaires sociaux dans divers rapports publiés par l’Organisation Internationale du Travail, l’OCDE et l’ONU[6].
Toutefois, le terme de transition juste n’apparaît que tardivement dans la construction du régime multilatéral d’action climatique. Il ne surgit dans le processus de négociation onusien que dans les années 2010, avec un groupe de travail lancé à la COP21 à Paris sur la « Just transition of the workforce, and the creation of decent work and quality jobs », puis avec la déclaration de Silésie, « Transition juste et solidarité », et aux COP de Katowice (2018) et Glasgow (2021)[7].
La notion s’est encore élargie et désigne aujourd’hui l’ensemble des programmes et politiques visant à accompagner la transformation structurelle des économies, des secteurs d’activités, des entreprises et des emplois, face aux enjeux écologiques. La dimension de justice apparaît dans la demande sociale de promouvoir et de mettre en place les conditions favorables à une activité durable pour les entreprises, un travail décent pour tous, l’insertion sociale et l’éradication de la pauvreté. Ces principes se doublent d’une demande de dialogue social et de forte participation des partenaires sociaux et des communautés locales dans l’élaboration des programmes, ainsi que d’une coopération poussée dans cette direction avec les autorités nationales.
La transition juste ainsi comprise correspond donc à un ensemble large de principes d’action et s’applique à un ensemble également large de politiques publiques, ainsi qu’aux négociations sociales et salariales classiques entre partenaires sociaux. L’idée s’accompagne de plus en plus d’une redéfinition du périmètre de l’action sociale, qui intègrerait les objectifs d’une transformation écologique, tout en saisissant cette opportunité de transformation pour promouvoir les revendications sociales traditionnelles des acteurs sociaux.
La transition juste, aux marges du « Green Deal » en Europe
La transition juste a récemment pris place dans l’architecture du Green Deal élaborée par la nouvelle administration européenne pour 2021-2027. Il s’agit de compléter le financement et d’étendre le champ de l’Initiative for Coal regions in transition lancée en 2017 et dédiée à l’accompagnement de la transition de certaines régions orientales de l’Union. L’intention se traduit concrètement par la création d’un « Mécanisme pour une Transition Juste » et d’un Fonds européen dédié au soutien financier des travailleurs, des régions et des secteurs d’activités les plus touchés par la transition énergie-climat[8]. Le programme d’aide concerne les régions les plus affectées par le changement structurel de l’économie, pour soutenir leur processus de reconversion. Il s’agit d’abord des régions charbonnières et industrielles qui dépendent fortement des énergies fossiles, mais le Mécanisme n’est pas associé à une définition restreinte de secteurs économiques, ce qui permet d’envisager de l’appliquer à des cas moins topiques que les seules régions charbonnières.
Les États membres doivent identifier les régions les plus affectées et élaborer des « plans territoriaux de transition juste » en décrivant les processus de transition envisagés pour ces territoires d’ici à 2030, en cohérence avec l’objectif européen de neutralité carbone en 2050 et les Plans Nationaux Énergie-Climat qui le mettent en œuvre. Le mécanisme prévoit l’accès à différents instruments et sources de financement. Les aides pourront provenir du « Fonds de transition juste » du budget européen pour la diversification économique des territoires et la requalification des travailleurs et des demandeurs d’emploi. Les investissements dans la transition énergétique (rénovation des bâtiments, production et transport d’énergie, efficacité énergétique, etc.) pourront également être financés par des fonds privés (programme InvestEU) et des prêts publics garantis (Banque Européenne d’Investissement). Pour assurer une cohérence globale des projets de développement régional, une fraction des grands fonds de la politique de cohésion sera également allouée à cet objectif. Le projet de la Commission vise à mobiliser une enveloppe totale de 55 milliards d’euros entre 2021 et 2027. Dans l’hypothèse optimiste où toute l’enveloppe serait effectivement mobilisée, cela représente en moyenne 340 millions par pays membre et par an.
L’allocation des fonds entre les États membres fait l’objet d’un calcul technique à partir de règles relativement complexes. Il prend en compte le ratio des émissions de gaz à effets de serre par euro de valeur ajoutée des industries, le nombre d’emplois concernés, la production de tourbe et de schiste bitumineux du pays, et le revenu national brut par habitant. Ces critères se combinent à ceux du règlement des fonds de cohésion pour les montants qu’ils abondent.
En plus de l’enveloppe limitée[9] et du sujet de l’adhésion des pays membres aux règles d’allocation, l’efficacité du Mécanisme et sa capacité à répondre aux attentes de justice suppose aussi que les États et les territoires seront en capacité de construire des plans de transition juste en coopération avec leur population. Outre la question épineuse des ressources humaines et techniques nécessaires, il incombera surtout aux autorités publiques d’organiser des négociations entre les acteurs concernés et de parvenir à co-construire des plans crédibles.
La transition juste, enjeu national
Ainsi, que ce soit dans le cadre de l’Accord de Paris ou du Green Deal, une transformation écologique répondant aux exigences de justice dépendra surtout de la volonté et de la mobilisation des États eux-mêmes pour organiser des plans et des politiques soutenus par leurs populations. Plusieurs raisons militent en effet pour mettre l’accent sur la transition juste aux échelles nationale et territoriale.
Premièrement, le processus bottom-up du régime climatique instauré par l’Accord de Paris repose sur l’élaboration des contributions volontaires nationales. Les contraintes sociales et politiques au niveau des États et des territoires sont par conséquent premières. Les pays qui souhaitent afficher un réel leadership climatique à l’échelle internationale doivent d’abord mettre en place des plans nationaux crédibles, et donc acceptés et endossés par leurs populations.
Deuxièmement, si la transition juste est une notion héritée des débats internationaux sur une « justice climatique globale », elle ne doit pas entrer en contradiction avec des enjeux de « justice locale ». La revendication d’équité dans la conduite de politiques de transition est le produit des situations particulières des nations, vécues dans les territoires – un produit historique, institutionnel et culturel particulier.
Troisièmement, si nombre d’actions se mettent en place à l’échelle internationale, la dynamique de transition ne peut reposer que sur un socle de politiques et de projets de développement étatiques et territoriaux (aménagement du territoire, infrastructures, fiscalité et investissement public, protection sociale, politique industrielle, etc.).
Nous nous concentrerons donc sur les enjeux d’une transition juste dans la conception des politiques nationales organisées par les États.
La transition juste, instrument de mobilisation politique et sociale
La notion de transition juste a également évolué pour devenir un objet politique, en tant que tel, à savoir un instrument de mobilisation, offrant un horizon d’action et de valeurs communes. L’expression est de plus en plus utilisée dans les appels politiques de personnalités, de groupes politiques, d’ONG et de militants, à travers le monde. Elle véhicule un discours dans lequel la mobilisation écologique est présentée comme faisant cause commune avec les autres raisons de mobilisation sociale et politique pour la justice et les droits (égalité des droits civiques, droits des minorités et des populations locales, lutte contre la pauvreté et les inégalités, etc.).
En constatant l’échec du système en place à répondre à « l’urgence climatique », l’expression véhicule aussi une justification éthique aux appels au militantisme, aux mouvements sociaux et aux actions de « désobéissance civile », par exemple par le mouvement Extinction Rébellion créé au Royaume Uni en 2016. La référence à la transition juste y apparaît comme une idée résolument floue, permettant d’agréger diverses aspirations de forces politiques, repoussant à plus tard les arbitrages concrets. Il s’agit d’un discours de mobilisation et de construction de collectifs pour tenter de déclencher une dynamique de transition politique. Mais ce flou véhicule aussi l’idée trompeuse d’une « convergence des luttes » complète, claire et sans tension.
L’émergence de ces discours sur la scène politique est intéressante pour la mobilisation, mais les approches qu’ils défendent présentent certaines lacunes, en particulier celle de manquer de contenu et de ne pas expliciter des orientations précises. Quelle offre politique les vainqueurs du jeu politique proposent-ils de mettre en œuvre ? En visant quels résultats concrets ? Le spectre des offres possibles est extrêmement large, d’un réformisme social renouvelé à un « changement de système » dans une optique plus révolutionnaire.
La transition juste : enjeu de droit et creuset d’une citoyenneté écologique émergente ?
Pour terminer ce panorama introductif, notons que la notion de transition juste est aussi mobilisée dans le cadre d’actions en justice.
Des particuliers, des ONG et des collectivités territoriales ont déposé des recours devant des juridictions nationales et internationales à l’encontre des États et des entreprises du secteur de l’énergie fossile[10]. Les premiers procès climatiques sont apparus au début des années 2000 pour dénoncer l’inaction, aux États-Unis puis en Australie. Ensuite l’affaire Urgenda aux Pays-Bas a marqué un tournant en condamnant pour la première fois un État pour action insuffisante au regard des objectifs climatiques inscrits dans la loi. En France, le Conseil d’État a récemment retenu la requête de la commune de Grande-Synthe et demande au Gouvernement de justifier, dans un délai de trois mois, que sa politique est compatible avec les objectifs de réduction d’émissions d’ici à 2030[11]. Ce jugement a été fortement médiatisé, comme symbole d’une nouvelle voie pour placer la question climatique au centre des débats politiques et juridiques.
Mais peut-on comme certain s’avancer en voyant dans ces actions en justice encore ponctuelles et à portée symbolique la manifestation d’une « citoyenneté écologique émergente » et cosmopolite[12] ? On entend parfois cette idée optimiste de citoyenneté commune à l’échelle du monde où s’accorderaient les idées de justice entre les hommes et vis-à-vis de l’environnement. Sans juger ici du réalisme d’une telle évolution à long terme, nous en sommes encore loin. Les débats récents sur la répression de la « délinquance écologique » en France ont par exemple surtout mis en lumière le fait que la probabilité d’être condamné est aujourd’hui très faible.
Les enjeux d’une transition juste dans le Droit apparaît un peu plus marquée dans la jurisprudence constitutionnelle. Par exemple, le Conseil constitutionnel qui examine la cohérence de projets de loi votés par le législateur avec les objectifs affichés et les grands principes de l’État de droit a récemment pris la décision de rejeter la question posée par l’Union de l’industrie de la protection des plantes regroupant les grands producteurs de phytosanitaires[13]. Ces derniers demandaient de pouvoir continuer de produire pour l’export des phytosanitaires interdits en France et en Europe. La décision a fait jurisprudence, reconnaissant que le principe de protection de l’environnement peut justifier des atteintes à la liberté d’entreprendre. Nous reparlerons de la jurisprudence constitutionnelle et des latitudes pour concilier divers objectifs d’intérêt général dans une politique de transition en développant l’exemple éclairant de la « taxe carbone ».
En résumé, la notion de transition juste, héritée des débats syndicaux, intégrée dans les traités internationaux, objet de droit national et européen, s’invite dans des champs de réflexion et d’action variés. Analysons maintenant cette notion au prisme de concepts plus aboutis dans l’histoire des idées, de façon à mieux cerner ce dont il s’agit.
[1] Le cas de la biodiversité est plus complexe car il recouvre les très nombreuses réalités de la richesse du vivant (gènes, espèces, écosystèmes, etc.). Les émissions de gaz à effet de serre présentent l’avantage de pouvoir être comptabilisées au moyen d’une métrique commune (en équivalent tonnes de CO2). On peut les calculer, les attribuer, les valoriser.
[2] Piguet (2014), Justice Climatique et interdiction de nuire ; Moellendorf (2012), Climate change and global justice ; Pottier et al. (2017), A Survey of Global Climate Justice: From Negotiation Stances to Moral Stakes and Back.
[3] Le rôle des questions de justice dans le façonnement du régime d’action climatique international est décrit pas Okereke (2010), Climate justice and the international regime, et Okereke (2016), Climate justice and the international regime: before, during, and after Paris.
[4] Pour une synthèse en langue française récente voir Guivarch et Taconet (2020), Inégalités mondiales et changement climatique.
[5] Rosemberg (2010), Building a Just Transition: The linkages between climate change and employment.
[6] OIT (2015), Guidelines for a just transition towards environmentally sustainable economies and societies for all ; OECD (2017), Just Transition ; ONU (2016), Just Transition of the Workforce, and the Creation of Decent Work and Quality Jobs.
[7] Supporting the conditions for a just transition internationally, (declaration du 4 novembre 2021 à la COP26 de Glasgow).
[8] “Enabling regions and people to address the social, economic and environmental impacts of the transition towards a climate-neutral economy” est l’objectif spécifique de ce règlement (art. 2, COM2020).
[9] Environ 5% du budget européen.
[10] Smith et Shearman (2006), Climate Change Litigation, et
Torre-Schaub et al. (2019), Les Dynamiques du contentieux climatique. Usages et mobilisations du droit pour la cause climatique.
[11] https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/emissions-de-gaz-a-effet-de-serre-le-gouvernement-doit-justifier-sous-3-mois-que-la-trajectoire-de-reduction-a-horizon-2030-pourra-etre-respectee
[12] Cf. Dobson (2003), Citizenship and the environment.
[13] Décision du 31 janvier 2020, https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2019823QPC.htm.
La transition juste couvre plusieurs dimensions que nous allons maintenant passer en revue. L’objectif est triple : décrire un premier panorama des enjeux, identifier les sources de désaccords, clarifier les marges de manœuvre pour concevoir des projets de transition juste.
Quel contrat social de transition ? droits, responsabilités, libertés
Pour commencer, la notion de transition juste fait appel à certaines notions fondamentales au cœur du contrat social, et plus particulièrement trois : la répartition des droits et des devoirs, la responsabilité, et la définition des libertés individuelles.
La tension normative devient particulièrement forte, puisque pour déclencher une action écologique ambitieuse la société doit valoriser davantage la protection de l’environnement. En pratique, on souhaite accroître cette valeur sociale progressivement, alors qu’elle est aujourd’hui encore trop faible. Dès lors, l’introduction d’une responsabilité accrue vis-à-vis de l’environnement bouscule nécessairement la répartition des droits et des devoirs : pour limiter les perturbations climatiques, nous n’avons plus le droit de brûler autant d’énergies fossiles et on se doit d’agir rapidement pour réduire cette consommation. Cette proposition est vraie quelles que soient les modalités d’intervention : limitations réglementaires (interdictions, normes, etc.), juridiques (droit de l’environnement), ou diverses formes d’incitation et d’intervention économiques (subventions, fiscalité incitative, exemptions, allocation de fonds publics, etc.). Mais on ne s’accorde pas facilement sur cette dimension normative du problème : quels droits et quels devoirs remettre en cause ?
Par exemple, dans les négociations sur le Climat, le principe de « responsabilité commune mais différenciée » donne lieu à de multiples interprétations et arguments sur la juste répartition des contributions des parties : que ce soit pour les « justes » différences d’objectif (les « budgets carbone » des pays), ou les dérogations justifiées au titre du droit au développement (comme l’absence dans le protocole de Kyoto d’objectifs chiffrés de baisse d’émissions pour les pays « non annexe B »[1]), ou encore les compensations légitimes financées par les pays « riches » pour les pays « pauvres », au titre des différences de capacité (le Fond Vert pour le climat).
En première analyse, il peut sembler logique de faire peser la responsabilité sur ceux qui causent des atteintes à l’environnement. Mais il ne s’agit là que d’une conception possible de la responsabilité. Le principe « pollueur-payeur » qui est inscrit dans la Charte de l’environnement n’implique d’ailleurs pas un principe de responsabilité particulier. Il s’agit d’un principe d’efficacité qui vise à rendre visible le coût des conséquences écologiques, en stipulant que « les frais résultant des mesures de prévention, de réduction de la pollution et de lutte contre celle-ci doivent être supportés par le pollueur » (Loi Barnier, 1995). Mais il n’empêche pas des traitements différenciés pour tenir compte des inégales capacités à faire face à ces coûts (obligations, systèmes d’aides, compensations pour des populations vulnérables).
Or dans le cas des émissions diffuses de gaz à effets de serre, l’attribution des responsabilités s’avère particulièrement ardue et très peu consensuelle. Les émissions que « cause » un individu sont fortement déterminées par des choix historiques et collectifs : géographique, technique, social, culturel, économique, institutionnel. La part de responsabilité d’un « pollueur » isolé peut être discutée s’il ne peut s’offrir un logement en centre-ville, s’il dispose d’une chaudière au fioul, d’un grand logement rural mal isolé, ou s’il ne bénéficie d’aucun mode de transport en commun à proximité. Un pollueur ne sera pas non plus jugé responsable s’il manque d’information, d’alternatives, ou que le coût de ces alternatives est trop élevé. Enfin, c’est peut-être davantage la question de la « responsabilité à agir » qui compte pour déclencher la transition, plutôt que la « responsabilité de réparation » pour les décisions passées qui causent aujourd’hui des atteintes à l’environnement[2].
Les mesures mises en place peuvent aussi entrer en tension avec certaines composantes de notre contrat social implicite sur les libertés individuelles[3]. Il peut être légitime qu’une intervention publique réduise les libertés dans une certaine mesure, lorsque cela est justifié pour le bien de la collectivité, ce qui correspond aux conceptions historiques d’État Providence et d’intérêt général. Mais le champ politique se délimite notamment par différentes « visions » du rôle des institutions publiques et des limites légitimes des libertés individuelles. Par exemple, le recours à des instruments de marché pour conduire la politique climatique (l’instauration d’une taxe carbone ou d’un marché de permis d’émission) était au début des années 90 rejeté par des militants écologistes au motif que « la nature n’a pas de prix » et qu’il serait injuste que les plus riches puissent continuer à polluer parce qu’ils peuvent payer. Inversement, ont émergé des propositions récentes de « carte carbone » visant à instaurer des quotas sur l’usage de l’avion pour limiter les inégalités de kilomètres parcourus, au nom d’une mobilité bien plus grande des plus riches[4]. Mais il existe des minorités moins aisées qui économisent pour payer leur billet d’avion et visiter leur famille à l’étranger… Faudra-t-il distinguer les motifs de voyage ? Des oppositions à ce type de proposition mobilisent souvent l’argument d’une politique « liberticide »[5] ou d’une atteinte à « la liberté d’entreprendre ». En tout cas, il existe des conceptions différentes des limitations légitimes des libertés qui semblent grandement jouer sur « l’acceptabilité » du recours (ou non) à certains instruments de politique environnementale (interdictions et règlementations, incitations économiques, subventions publiques à la R&D, etc.).
D’autres exemples peuvent être tirés de l’examen du mouvement des Gilets jaunes en France de 2018-2019. Ce mouvement fut initié par une frange de population principalement périurbaine et rurale s’opposant à la hausse du prix des carburants (hausse résultant de la conjonction du renchérissement du prix du pétrole et du relèvement programmé de la composante carbone dans les taxes intérieures sur produits pétroliers). Il s’avère difficile néanmoins d’appréhender la puissance du mouvement sans considérer qu’il s’enracinait dans un sentiment d’injustice plus profond de la part de populations ayant adopté un mode de vie périurbain dépendant de la voiture. L’ensemble des symboles mobilisés pendant le mouvement se réfère en effet au déni de reconnaissance de ces conditions de vie (l’opposition aux 80km/h, le « gilet jaune », l’occupation des ronds-points), qui véhicule l’expression d’un sentiment d’inégale considération par rapport aux modes de vie plus urbains. On comprend ce sentiment fondé sur des décennies de promotion d’un progrès social par une « France de propriétaires », avec la promotion des villes nouvelles, le moteur diesel bon marché, la démocratisation de la voiture individuelle ou l’augmentation de la mobilité. L’inversion du discours de progrès social que nourrissent les arguments écologiques peut ainsi réduire les perspectives de progression de certains groupes sociaux et susciter un sentiment d’injustice. Ce sentiment est renforcé si l’élaboration de la stratégie de développement durable est perçue comme imposée par des élites, majoritairement citadines, sans réelle participation aux décisions hormis lors des élections. Ce sentiment d’inégale considération laisse donc percevoir le risque de « fractures territoriales » nouvelles.
À cette interprétation du mouvement s’ajoute celle du faible consentement à l’impôt : le sentiment d’injustice de « payer trop d’impôt ». Au-delà de réflexe antifiscaux, ce sentiment a pu être renforcé par la structure fiscale française qui comprend beaucoup d’impôts indirects réputés plus « indolores » que les impôts directs, mais qui pèsent sur les bas revenus[6]. Il peut être difficile de comprendre, si on est défavorisé et exonéré d’impôt direct sur le revenu et le patrimoine, pourquoi on devrait payer davantage d’impôts sur nos achats quotidiens, même s’ils sont « écologiques ».
Ces exemples illustrent l’importance de tenir compte de causes profondes, sous-jacentes aux sentiments d’injustice et de remise en cause des libertés individuelles dans la transition écologique. Le maintien de ces valeurs dans l’implicite nourrit une défiance croissante à l’égard des discours et les projets politiques. Ces sentiments d’injustice, d’incompréhension et de défiance se trouvent renforcés lorsque les solutions apportées pour répondre aux revendications de justice sont trop superficielles et, pour une part, « tombent à côté ». Nous reviendrons sur ce point en examinant la solution classique d’une compensation monétaire progressive.
Transition juste et projet politique global
Transition écologique et société juste
Pour bien délimiter le problème de la transition juste, il est aussi utile de se demander pourquoi les préoccupations de justice face à l’environnement n’ont pas jusqu’ici pris une place prépondérante. Cette problématique est somme toute assez récente et elle est contemporaine au renforcement d’autres discours sur la justice. Derrière cette interrogation historique, se pose la question du « confinement » ou « non confinement » du problème : peut-on isoler les revendications de justice environnementale et les traiter en soit, indépendamment des injustices plus générales de la société ? Le problème est-il l’injustice des politiques de transition écologique ou bien la conception de ces politiques dans des sociétés injustes ?
Cette question peut paraître théorique, mais elle comporte des implications pratiques majeures.
Une première implication concerne les conditions nécessaires au sentiment d’effectivité[7]. Autrement dit : quelle réponse politique sera perçue comme adéquate ? Par exemple, si la contrainte principale qui pèse sur la mise en œuvre d’une politique de transition climatique est d’abord liée à la procédure de participation démocratique aux décisions – donc aux questions de « justice procédurale » – répondre aux revendications de transition juste uniquement en organisant des transferts monétaires vers les plus dépendants des énergies fossiles et les plus vulnérables ne constituera pas un levier unique efficace. Plus directement, des transferts pour compenser certains pourront être perçus comme parfaitement injustes parce que décidés et organisés de façon discrétionnaire par un État jacobin et paternaliste.
Une deuxième implication du décloisonnement des questions de justice concerne la conception même des politiques publiques. C’est le problème de l’interaction. Le mantra « un problème, une solution », ou sa variante « un problème, un instrument », n’est valable en économie publique que dans des cas où les problèmes et leurs effets sont indépendants les uns des autres. Ainsi, une taxe carbone associée à une redistribution monétaire vers les plus pauvres peut être jugée équitable en soi, mais elle sera inacceptable si elle prend place dans une politique fiscale par ailleurs jugée globalement injuste. Le télescopage avec la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF) est un des éléments de « non-confinement » du problème dans le mouvement des Gilets jaunes de 2018-2019 : « en donnant l’impression que l’on utilisait les recettes de la taxe carbone non pas pour financer la transition énergétique, mais pour financer la suppression de l’ISF, le Gouvernement a ruiné toute crédibilité dans les transferts qu’il entendait mettre en place à destination des plus fragiles »[8]. Ces interactions sont donc fondamentales : une transition juste implique un projet de société global et cohérent, et dans ce cas une réforme fiscale cohérente, non des ajustements paramétriques.
Une troisièmement implication du déconfinement de la question écologique concerne la dynamique démocratique. Nous avons vu par l’exemple du climat que le jeu politique s’élargit, avec l’inclusion de nouveaux enjeux et de nouveaux acteurs dans la totalité de l’espace public. Cette évolution a été décrite par le chercheur en sciences politiques et sociologie, Stefan Aykut, qui parle de « globalisation du climat »[9]. Il constate une « climatisation du monde » : d’autres acteurs et arènes politiques mobilisent de plus en plus l’enjeu, ou du moins le discours du climat. C’est le cas dans la sphère syndicale qui étend désormais la question des risques sociaux et les enjeux traditionnels de négociation sociale et salariale. Mais on constate aussi dans de nombreux domaines une mention récente à l’écologie (la finance « verte », le budget « vert », la croissance « verte », le green deal européen, les villes durables, les territoires à énergie positive, etc.). À ce titre, le thème de la transition juste joue un rôle de passerelle et d’association de communautés politiques qui cherchent un socle de valeurs communes. Il devient un puissant agrégateur de luttes, pour reprendre une expression d’un monde d’avant. Mais l’efficacité de cette idée comme catalyseur de l’action politique reste incertaine. Par exemple, les arguments d’iniquité sont aussi utilisés pour compliquer ou empêcher toute action écologique[10].
Pour reprendre un vocable à la mode, la transition juste ne saurait s’envisager que d’une manière dé-confinée, sans négliger les sources de résistance, les difficultés et les risques de cet élargissement.
La justice dans la gouvernance de la transition
La transition juste pose également des questions redoutables de justice procédurale, puisque la façon même de prendre les décisions fait aussi partie du problème. L’influence du lobbying professionnel, le poids des pays riches dans les négociations internationales, la réclamation de plus en plus fréquente de jury citoyens, de procédures de participation plus directe, comme ce fut le cas pour la Convention Citoyenne pour le Climat de 2019-2020 en France, ou encore le renforcement du dialogue social entre partenaires sociaux, communautés et États, et du droit à l’information, à l’implication et au recours en matière d’environnement, comme inscrit dans la convention d’Aarhus (1998), sont autant d’exemples de l’importance des modalités pour parvenir à des décisions justes et renseignées. L’acceptabilité des politiques écologiques ne repose donc pas uniquement sur des enjeux distributifs, mais aussi de gouvernance.
Comment donc se déclenche une réelle transition ? Ce terme et ses implications sont très débattus : peut-il s’agir seulement d’innovations techniques continues dans un « capitalisme vert », une « croissance verte » ?, ou d’une « économie verte », impliquant des ruptures et changements de système politique, économique, social, juridique ? Sans trancher ici sur la nature précise des changements politiques nécessaires, ni sur la forme plus ou moins continue ou brutale de la transition écologique, celle-ci implique en tout cas de considérer une transformation profonde et systémique de nos styles de vie, de l’organisation de l’espace, des modes de production et de consommation, une transformation à tout niveau qui ne se limite pas à quelques adaptations sectorielles. Ces transformations supposent aussi des luttes de pouvoir à de nombreux niveaux. Pensons au poids de l’industrie pétrolière et à son pouvoir acquis au XXe siècle.
Par conséquent, une transition partagée nécessite un vrai débat démocratique et une planification collective efficace pour piloter et coordonner de nombreuses actions de transformation d’un système A à un système B, avec des jalons, des objectifs et des étapes intermédiaires précis. Cette organisation collective devrait mobiliser tous les pans de la société et soutenir sur la durée cet effort de transformation progressive. Cela suppose aussi une continuité politique, afin que les nouveaux gouvernements ne déconstruisent pas constamment ce qui a été engagé par les précédents. Tout en adaptant la trajectoire de transformation pour tenir compte de nouveaux développements et de l’arrivée d’informations nouvelles, au sein d’un système de pilotage qui permette de suivre et d’adapter nos décisions. Dans ce système de gouvernance, la transition juste – nous y reviendrons – sera aussi un exercice de dépréciation collective de certaines pratiques et activités incompatibles avec les limites planétaires. Elle implique donc, par nature, des choix de procédure de décision et de justice distributive.
Justice écologique et justice environnementale
Précisons un peu plus les enjeux de justice distributive. Certains analystes[11] distinguent les inégalités écologiques, c’est-à-dire les inégalités de contribution aux effets négatifs ou positifs des hommes sur l’environnement (par exemple, combien chacun contribue à la pollution de l’air), et les inégalités environnementales, c’est-à-dire les inégalités des conséquences subies. Il s’agit des différences d’exposition aux nuisances et risques environnementaux (combien chacun est exposé à la pollution de l’air), mais aussi les différences d’accès aux aménités positives et ressources environnementales.
À l’origine, le mouvement de justice environnementale s’est d’abord préoccupé de cette seconde catégorie. Aux États-Unis, en particulier, des mouvements sociaux ont dénoncé les discriminations raciales qui cantonnent les minorités dans des environnements « toxiques »[12]. Puis le mouvement de justice environnementale s’est « globalisé » pour défendre une diversité de communautés locales pauvres, subissant l’exploitation de leurs ressources ou l’exposition à des pollutions locales. Divers auteurs considèrent ce mouvement comme le prolongement historique des mouvements pour les droits civiques des années 60 et nous retrouvons cette filiation dans les discours plus actuels de mobilisation pour la justice climatique mondiale.
Par ailleurs, pour apprécier le caractère juste ou non d’un projet de transition écologique, l’accent porte souvent sur les inégalités écologiques, en mobilisant une conception particulière de la responsabilité. Ainsi, il porte sur la répartition des efforts dans le cadre du protocole de Kyoto, sur les dispositifs de compensation entre régions dans le mécanisme de transition juste européen, ou encore sur les modalités d’allocation des recettes d’une taxe carbone nationale.
Pour la suite de notre réflexion nous nous limiterons aux inégalités écologiques qui jouent un rôle plus important que les inégalités environnementales dans la conception des politiques publiques climatiques[13]. En effet, le décalage temporel entre contributions (immédiates) et conséquences (en cours, mais surtout à venir) rend l’enjeu de ces contributions immédiatement central dans les politiques publiques. L’enjeu principal de la décennie qui s’ouvre et doit engager la transition est celui de la juste répartition des contributions à l’action immédiate. Elle est d’ailleurs au cœur de l’Accord de Paris, fondé sur une action volontaire des États, qui doivent répartir les efforts et les renoncements à court terme, ce qui déclenche la résistance des activités et des populations affectées.
La justice distributive, une solution difficile à mettre en œuvre
La justice distributive implique de préciser ce qui est distribué, entre qui, et selon quels principes éthiques. Il existe ainsi dans la littérature de nombreuses théories de la justice qui se distinguent selon les enjeux auxquelles elles s’appliquent et les réponses apportées[14]. Il n’est pas possible de hiérarchiser ces théories et de dire que l’une est plus valable que les autres[15]. On pense bien sûr à la distribution des revenus (inégalités entre riches et pauvres), à celle des « biens premiers » de John Rawls (libertés, droits, pouvoirs, richesses, bases sociales du respect de soi-même, etc.), ou des « capabilités » d’Amartya Sen (la capacité de se déplacer, de mener une vie saine, de prendre part à la vie de la collectivité, etc.). La répartition peut alors s’étudier au niveau atomique (entre chaque individu), ou plus souvent via des indicateurs statistiques applicables à des groupes sociaux, par exemple entre déciles (« en moyenne, les 10% des ménages en bas de l’échelle bénéficient de … subissent … »). L’exercice peut être envisagé pour des fractions plus fines – les « 1% » plus riches de Thomas Piketty – ou s’appliquer à des groupes selon des différences spécifiques (inégalités entre hommes et femmes, origines culturelles, etc.). Les principes éthiques qu’on décide d’appliquer à ces groupes établissent alors diverses normes de distribution : égalitaire, « rawlsienne » (maximisation des biens dont jouissent les plus démunis), etc. Aujourd’hui, dans le cadre des politiques publiques, ces différentes modalités coexistent[16], retenues par des organisations, des textes de loi, des régimes d’État Providence[17], etc.
Ces différentes conceptions s’appliquent également aux questions d’environnement et d’action écologique. Leur diversité explique en partie pourquoi il est difficile de s’accorder sur une définition unique de transition juste. On comprendra ainsi mieux, à la lumière de ces différentes théories, les particularités éthiques, ou visions du monde singulières, qui sous-tendent telle ou telle définition d’une transition juste. Par ailleurs, la question est rendue d’autant plus complexe par des objets d’application eux-mêmes multiples et très différents : émissions de gaz à effets de serre, dommages écologiques, revenus, capacités économiques, besoins, emplois, etc., entre des pays, régions, secteurs d’activité économique, individus, etc., et selon des approches éthiques variées (diverses notions de responsabilité commune mais différenciée, de droit au développement, etc.). Evidemment, dans l’arène politique, cette diversité des conceptions du juste coexiste avec les rapports de force ; la défense d’intérêts acquis à court et à long terme fait qu’il est illusoire d’imaginer une politique publique écologique qui ne fasse que des gagnants.
Incertitudes sur les conséquences distributives
Des désaccords sur le caractère juste d’un projet de transition écologique viennent aussi de la difficulté d’appréhender les conséquences distributives de ces projets, parce qu’il coexiste différentes perceptions et critères de jugement qui varient selon les situations individuelles, familiales, catégories professionnelles, statuts sociaux, etc. ; mais aussi en raison de difficultés analytiques.
Nous venons d’évoquer la question de la multi-dimensionnalité des questions de justice distributive des évolutions de l’environnement et des politiques écologiques : on parle de la (re)distribution de nombreuses réalités (aménités environnementales, risques, richesses, capacités, localisations, emplois, etc.), réparties entre de nombreuses entités (pays, individus, groupes sociaux, secteurs d’activités, etc.). Nous verrons que l’injustice écologique se « corrèle » difficilement, ou se « résume » mal, à une seule dimension, comme c’est parfois la tendance dans les arguments qui identifient le problème de la transition juste à une (re)distribution entre riches et pauvres.
Mais à côté de cette difficulté d’ordre ontologique (la bonne description des inégalités « réelles ») et des appréciations différentes qui en découlent, des sources de désaccords proviennent aussi de l’évaluation incertaine des conséquences de politiques alternatives. Nous examinerons plus loin l’exemple des controverses et des incertitudes concernant les effets d’une taxe carbone sur les inégalités et la pauvreté. Mais cela vaut plus généralement pour l’évaluation des effets des politiques publiques à court terme ; comme pour les conséquences de l’évolution du climat à plus long terme, sur le cadre de vie des générations futures et l’exposition différente des populations aux risques climatiques.
Les incertitudes sur les conséquences distributives sont importantes en raison des effets en chaîne et des interactions complexes étudiées par les sciences naturelles, l’écologie, la climatologie, les sciences sociales. Ces analyses de système nous éclairent sur les écarts qui peuvent exister entre l’effet direct d’une politique publique et ses conséquences ultimes. Dans l’exemple de la taxe carbone, l’analyse économique souligne des effets indirects importants, moins visibles ou non triviaux, qui sont parfois oubliés dans les débats et les délibérations. Il s’agit notamment des « effets d’incidence fiscale » qui font que « ceux qui sont assujettis à l’impôt ne sont pas nécessairement ceux qui en supportent le coût ultime ». On retrouve cela dans les débats sur la justice des projets de transition écologique, à la fois parce que certains omettent certains effets ou bien parce qu’ils pensent que ces effets seront différents. Dans tous les cas, les désaccords sur le « fonctionnement du monde », à la fois incertain et débattu, se répercutent en désaccord sur les conséquences (re)distributives de projets concurrents et sur leur relative équité.
Point d’étape : Comparer arguments et projets pour lever le flou
Il nous semble que le panorama introductif qui précède illustre l’importance de clarifier et de comparer précisément les objectifs et les projets poursuivis. Il montre que l’idée de transition juste est une sorte d’attracteur politique qui peut travailler pour des conceptions, des valeurs, des réalisations bien différentes. Or parfois, il cache aussi derrière l’apparence de discours responsables un déficit de réflexion qui peut être coûteux, ou même une stratégie active pour saper l’action et défendre le statu quo. Il nous faut donc déjà être capable de bien identifier quelles sont les sources de désaccord légitime.
[1] Qui rassemblent principalement les pays en développement et les grands émergeants de l’époque.
[2] La théorie de la vertu en philosophie pratique distingue la « forward-looking responsability » (la responsabilité établie en considérant la possibilité d’agir de façon vertueuse dans le futur) et la « backward-looking responsability » (la responsabilité pour les actions qui ont eu lieu et qui ont porté ou portent toujours atteinte à l’environnement).
[3] Rappelons que la justice, en institutionnalisant des valeurs éthiques partagées, limite et encadre les libertés.
[4] Par exemple cet amendement déposé en juin 2020 par les députés François Ruffin et Delphine Batho.
[5] Cf. par exemple cette tribune : « Nous n’avons pas à nous résigner à une existence faite d’interdits pour préserver notre environnement ».
[6] INSEE (2021), Réduction des inégalités : la redistribution est deux fois plus ample en intégrant les services publics.
[7] L’effectivité (avoir un effet sur le problème) se distingue de l’efficacité, qui en économie signifie « atteindre l’objectif à moindre coût ». Une solution effective n’est pas nécessairement efficace, si elle est trop coûteuse par rapport à d’autres options.
[8] Citation de l’interview de Thomas Piketty du 15 novembre 2019 dans La Tribune. Cette interprétation est mise en avant en particulier par ceux qui identifient dans une large mesure les enjeux de la justice de la transition écologique aux enjeux d’une lutte contre les inégalités de richesse.
[9] Stefan C. Aykut (2020), Climatiser le monde.
[10] Gilles Rotillon et Vincent Martinet (2018) : « Gilets jaunes : ‘Les personnes qui instrumentalisent les pauvres n’en ont rien à faire de la pauvreté’.
[11] Voir Emelianoff (2008), la problématique des inégalités écologiques, un nouveau paysage conceptuel.
[12] Le terme de « racisme environnemental » est employé.
[13] Ceci ne veut pas dire que l’examen des inégalités environnementales n’est pas important pour l’action. En touchant les élites du parti communiste, la dégradation de la qualité de l’air urbain a par exemple déclenché des actions en Chine. Or on ressent aussi de plus en plus les effets sur le climat. Cet examen est aussi important pour au moins deux autres raisons : la mobilisation politique et civique au titre d’une justice climatique et la mise en place de dispositifs pour prévenir les conséquences sociales négatives du changement climatique à plus long terme.
[14] Cf. P. Van Parijs (1991), Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique et D. Maguain (2002), Les théories de la justice distributive post-rawlsiennes. Une revue de la littérature.
[15] Ce qui amène, par exemple, Ruwen Ogien à proposer une « éthique minimale » qui respecterait, entre autre, un principe de neutralité à l’égard des conceptions du juste.
[16] Différentes conceptions de justice permettent de spécifier de manière également respectable ce qu’est une distinction arbitraire des individus et une distribution adéquate des droits et des devoirs. Selon les termes de Rawls, le concept de justice implique une « institution de base » de la société pour déterminer les avantages de la coopération sociale et l’équilibre adéquate des revendications concurrentes (conflicting claims).
[17] Cf. S. Saint-Arnaud et P. Bernard (2003), Convergence ou résilience ? Une analyse de classification hiérarchique des régimes providentiels des pays avancés. Ces auteurs montrent la persistance de quatre régimes d’État providence selon des principes libéral, social-démocrate, conservateur et latin.
Sur trois décennies, le dossier de la « taxe carbone » illustre de façon éclairante les difficultés d’articuler en pratique les défis économiques, sociaux et environnementaux. Il met en lumière par ailleurs l’importance de la procédure dans toute démarche qui vise à l’acceptabilité sociale de la transition : comment organiser les relations entre expertise, délibération et décision, pour dépasser les obstacles sociaux, politiques et techniques ? Ce « cas pratique » de transition juste peut et doit permettre d’ouvrir une voie pour le futur[1].
Difficulté d’articuler « l’économie », « le social » et « l’environnement » en pratique
Quatre tentatives, quatre échecs
Lorsque l’on connaît l’histoire de la « taxe carbone », ce qui frappe c’est l’écart entre les bénéfices a priori incontestables de la mesure et la réalité concrète des difficultés de sa mise en œuvre.
La taxe carbone dispose en effet d’un fondement solide. Théoriquement, elle est efficace pour articuler climat, économie et social, puisqu’elle aide à atteindre un objectif écologique à moindre coût pour la collectivité. Contrairement à une multiplication de normes et d’interdictions, elle offre un moyen pour les administrations publiques d’accroître la valeur de l’action pour le climat, sans avoir besoin d’une information précise sur les possibilités et les coûts de réduction des émissions des millions d’émetteurs privés. En effet, si le prix des énergies fossiles est plus élevé parce que renchéri par la taxe carbone, les ménages, les entreprises, les collectivités seront récompensés pour leurs millions de décisions qui contribuent à réduire l’usage des énergies fossiles. Contrairement à un système qui reposerait sur la seule réglementation, le « signal-prix » du carbone permet à ceux qui peuvent réduire encore plus leurs émissions d’en tirer un avantage économique relatif et d’être moins désavantagés par rapport à ceux qui ne le font pas. Pour ceux qui sont trop dépendants à court terme de ces énergies, et ne disposent pas d’alternatives viables, socialement, techniquement ou économiquement, il est possible de continuer, un temps, à recourir aux énergies fossiles en contribuant au budget de la collectivité. L’argent collecté peut alors être utilisé ou redistribué pour aider et accompagner les activités économiques et les individus les plus « vulnérables », ceux pour qui le coût de la taxe est trop élevé. Ainsi, en principe, une taxe carbone prélevée puis redistribuée est un bon moyen d’articuler les défis économiques, sociaux et climatiques.
Tentatives et échecs d’une taxe carbone en France
Pourtant, l’histoire de la taxe carbone est celle d’échecs répétés dans de nombreux pays, soit pour introduire la taxe, soit pour la faire croître. En France, cette mesure a subi pas moins de quatre échecs, en dépit de l’affichage d’un volontarisme pour l’action climatique et d’un consensus politique relativement large sur l’utilité d’une taxe carbone[2]. La France est donc un cas d’étude intéressant pour identifier les problèmes pratiques de mise en œuvre d’une transition juste, d’autant que notre pays recourt relativement peu aux énergies fossiles et qu’il ne tire pas de revenu de leur exploitation. De nombreuses analyses examinent l’ensemble des raisons de ces difficultés[3]. Nous allons simplement nous pencher sur les éléments de ce dossier qui nous éclairent par rapport aux enjeux d’une transition juste.
La taxe carbone, injuste par essence ?
Sur la scène politique, on retrouve toujours les mêmes arguments, récurrents, sur les problèmes que pose la fiscalité carbone. Les deux obstacles principaux sont les questions d’équité et de compétitivité.
À court terme, la taxe carbone renchérit les factures d’énergie payées par les entreprises, donc leurs coûts de production, ainsi que les factures d’énergie fossile des ménages. Non compensé, ce renchérissement aurait des effets économiques indésirables sur l’ensemble des prix des biens et services, sur la rémunération des « facteurs de production », sur la demande adressée aux entreprises nationales, et donc in fine sur l’investissement et l’emploi.
Ces arguments de compétitivité et d’équité se voient complétés de considérations de justice distributive : certaines activités sont dépendantes des énergies fossiles et exposées à la concurrence internationale, tandis que la facture énergétique pèse plus, en moyenne, dans le budget des populations modestes. Considérée isolément la taxe carbone peut donc être une menace pour la compétitivité et l’emploi, et une mesure inéquitable en raison des dépendances aux énergies fossiles pour consommer, se déplacer, se chauffer. Plutôt que de répondre à ces enjeux d’équité et de compétitivité par des mesures complémentaires et avec les nouvelles recettes fiscales, le gouvernement Fillon proposa, en septembre 2009, d’abaisser le taux initial de taxe, puis d’octroyer de nombreuses exemptions. Le rétrécissement de l’assiette motiva la décision du Conseil Constitutionnel d’invalider le projet en janvier 2010, au motif d’une inégalité de traitement insuffisamment justifiée au regard de l’intérêt général et d’une « inadéquation avec l’objectif climatique affiché ». Le front du refus contre le projet Sarkozy en fut consolidé, ouvrant la voie à l’abandon complet de la taxe (en mars 2010)[4].
Ce nouvel échec de la taxe démontre d’abord qu’un consensus sur les objectifs visés (efficacité environnementale, équité, compétitivité, justice) peut achopper aux modalités précises du dispositif pour les articuler dans une ambition concrète et cohérente de transition juste.
Il démontre ensuite qu’un enjeu capital dans la mise en place d’une politique de transition juste réside dans l’usage des connaissances disponibles pour la délibération. Comment parler d’un impôt nouveau à des parents dont des enfants peinent à obtenir un emploi et qui voient s’affaiblir les mécanismes de solidarité sur lesquels ils comptaient ? Pourtant, continuer de leur proposer de bloquer les prix des énergies fossiles n’est pas une solution durable[5]. Le maintien de prix bas sur le long terme contribue à « piéger » toujours plus les ménages et les entreprises dans leur dépendance à ces énergies et décourage le développement d’alternatives. Cette dépendance est coûteuse, puisque nous consacrons une part importante de nos revenus à la facture pétrolière qui nourrit la rente des pays exportateurs, tout en dégradant la qualité de l’air et le climat. Contrairement à un choc pétrolier, l’argent de la taxe carbone reste, lui, dans le pays. Toute la question est donc de s’accorder sur les meilleures façons de l’utiliser. Des exonérations peuvent ainsi être mises en place, mais elles ne seront justifiées que si elles sont conditionnées à d’autres mesures plus appropriées. Comme souvent, dans le cas de la taxe Sarkozy, les arguments de justice ont surtout servi à bloquer l’action collective plutôt qu’à imaginer des solutions efficaces. Comment donc dépasser ces blocages et offrir une réponse durable au conflit des urgences ?
Le nerf de l’injustice : le choix des modalités
Le problème principal résiderait donc dans les modalités concrètes de mise en œuvre. Dans le dossier de la taxe carbone, il s’agit des dérogations qui ne peuvent être justifiées qu’en démontrant que d’autres mesures sont plus appropriées (subventions, normes, réglementation, obligations). Il s’agit également de l’usage des recettes et, enfin, des autres politiques publiques qu’il est nécessaire de mettre en place simultanément. Il s’agit d’un message que nous souhaitons souligner dans ce cahier ; une leçon générale de l’histoire des échecs de taxes carbone. Cette leçon se résumerait dans l’égalité suivante : « taxe carbone isolée = taxe carbone condamnée ». Avec son corollaire : on discerne l’intérêt d’une fiscalité carbone en la regardant comme une composante clé d’un contrat social plus large[6].
Le choix d’usage des recettes illustre la difficulté à trouver un accord politique sur des modalités précises d’une transition juste. Il existe bien plusieurs faces à cette réforme, plusieurs faces, qui, en toute cohérence, ne peuvent être discutées indépendamment. C’est pourquoi la littérature économique, comme la conclusion du rapport de la commission Rocard de 2009, souligne que la hausse de la fiscalité énergétique – perçue, à tort, comme une mesure marginale – implique en fait une réforme d’ensemble des finances publiques et porte un projet global de développement. En conséquence, les conditions d’émergence d’un consensus, de diffusion des connaissances et de décision collective, doivent être impérativement et soigneusement pensées dans la conduite de la réforme[7].
Nous retrouvons là un enjeu évoqué dans notre panorama général sur la transition juste : la compartimentation des politiques est néfaste sur les trois plans analytique, politique et social. Le débat sur la transition juste n’est en effet pas « confiné » dans la discussion d’une mesure, ici la taxation des énergies fossiles. Toute tentative d’isoler le débat est vouée à l’échec. À cet égard, chaque échec français de taxe carbone a eu lieu dans le contexte de débats fiscaux plus larges : conjonction avec la suppression de la taxe professionnelle en 2009, ou, en 2018, avec la suppression de l’ISF et la taxe d’habitation, la réforme des retraites et l’âge pivot, mais aussi avec un niveau insuffisant d’investissement dans la transition écologique, la faible conditionnalité sociale et environnementale des aides du « plan de relance Covid », etc. Il est impossible de penser une taxe carbone « juste » dans un contexte fiscal général perçu comme insuffisamment efficace ou équitable. La volonté de « compartimenter » le débat sur la fiscalité environnementale ne permet pas d’expliciter les tensions entre objectifs, les arbitrages à faire, les meilleures pistes de conciliation, et par conséquent elle ne facilite pas la négociation de compromis viables.
Principes constitutionnels entrechoqués
Nous retrouvons donc dans le débat sur la taxe carbone à peu près toute la complexité des enjeux d’une transition juste évoquée en première partie. D’abord, les questions distributives et l’importance des effets économiques indirects – dits d’« incidence fiscale » – qui sont moins saillants que les effets directs mais font que bien souvent « celui qui est assujetti à l’impôt n’est pas celui qui en supporte le coût ultime ». Ensuite, les enjeux d’organisation des délibérations collectives : l’efficacité et le caractère équitable de la taxe carbone ne peuvent s’examiner indépendamment de son articulation avec d’autres politiques publiques. Enfin, les questions de procédure : comment mieux communiquer les avantages et les inconvénients de chaque option alternative de politique publique et organiser l’usage de ces connaissances au cours des délibérations, de façon à examiner les différents points de vue, confronter les positions et les arguments de justice, et parvenir à une solution plus largement partagée.
Sur ce dernier point, il est important d’évaluer et de justifier davantage les arbitrages faits pour concilier plusieurs objectifs d’intérêt général dans un dispositif de réforme[8]. Si la cohérence d’ensemble est trop « bancale » ou insuffisamment motivée, le projet de transition juste n’emportera pas l’adhésion collective, et risquera d’être rejeté politiquement ou juridiquement. On notera à cet égard que deux projets de taxe carbone ont été censurés par le Conseil Constitutionnel (en 1999 et en 2010), au motif qu’ils introduisaient une « inégalité devant les charges publiques ». En raison des exemptions et compensations octroyées à beaucoup d’acteurs. La décision du Conseil en 2010 a été particulièrement critiquée par certains économistes, car une part de ces exemptions correspondait aux installations intensives en énergies couvertes par le marché européen d’échange de quotas (EU-ETS). Il reste que les exonérations étaient octroyées trop largement et ne se justifiaient ni par des arguments de compétitivité (seule une fraction de ces activités était réellement très exposées à la concurrence internationale), ni par l’équivalence des deux systèmes de taxe intérieure et de EU-ETS (le prix du carbone sur ce marché était très bas, les permis n’étaient pas encore mis aux enchères, et le niveau de taxe carbone français était relativement plus coûteux pour les entreprises que le dispositif européen). Au-delà du commentaire sur la décision de 2010, ce qui frappe dans la jurisprudence constitutionnelle c’est qu’elle met le doigt sur l’insuffisante justification de la cohérence des projets de loi proposés avec les objectifs affichés par le législateur.
On notera que les principes de la Charte de l’environnement de 2005 sont déjà équivalents aux autres principes constitutionnels de l’intérêt général, à l’égalité devant les charges publiques et à la préservation de la compétitivité internationale. Mais le Conseil n’examine une politique qu’au regard de son objectif affiché : dans ce cas, uniquement l’incitation économique pour réduire les émissions de carbone. Si les dérogations limitent trop l’efficacité environnementale du dispositif, sans être suffisamment justifiées par les autres objectifs d’intérêt général, le dispositif n’est pas satisfaisant. D’autant que l’état des connaissances disponibles, en particulier l’analyse économique dans ce domaine, montre qu’il existe de meilleures solutions pour articuler ces objectifs, par un meilleur choix d’usage des recettes et par l’articulation avec d’autres mesures[9]. Pour résumer, le droit constitutionnel offre les marges de manœuvre suffisantes. Les décisions d’invalidation du Conseil constitutionnel ne tenaient qu’au constat d’une cohérence insuffisante entre les projets de loi proposés et les objectifs annoncés par le législateur.
La ‘goutte’ taxe carbone dans le ‘vase’ Gilets jaunes
Pourtant la taxe carbone est bien entrée en vigueur en France en 2014, par le biais d’un ajustement technique des taxes intérieures à la consommation (TIC) des énergies fossiles. Cette façon de faire, déconnectée d’une discussion plus large sur l’usage des recettes et sur les conditions compatibles avec l’augmentation du taux de la taxe, suivait les recommandations du Conseil pour la fiscalité écologique. Il avait proposé dans un rapport de 2013 d’introduire la composante carbone dans le calcul des TIC, en abaissant parallèlement la composante non carbone de façon à rendre la réforme « indolore », la première année en tout cas, puis de prévoir la croissance du taux de composante carbone selon les recommandations du rapport Quinet 1 en 2008. Pour mémoire, la Commission Quinet avait établi un prix de référence du carbone en France, compatible avec les objectifs d’atténuation du pays. En pratique, le prix du carbone devait atteindre 100 € en 2030, et la réforme de 2014 engageait l’augmentation progressive des TIC afin de « coller » à ce prix théorique en 2030[10]. Le dispositif fut voté en loi de finance, dans un contexte où la baisse du prix de pétrole était plus forte que la hausse de la composante carbone des TIC. Mais en 2018, lorsque le prix du baril est reparti à la hausse, les prix à la pompe s’envolèrent et la taxe carbone devient goutte d’eau, cristallisant le mouvement des Gilets jaunes. Il est évidemment difficile, on l’a vu, d’interpréter un mouvement social inédit, complexe et composite comme celui des Gilets jaunes. Ce n’est d’ailleurs pas l’objet de notre propos. L’historique de la taxe carbone aurait permis sans doute d’anticiper certains problèmes liés à son évolution progressive, d’autant que les conditions socioéconomiques de sa montée en puissance n’étaient pas encore assurées. En revanche, rien ne permettait d’anticiper l’ampleur du mouvement dont les « revendications » ne se limitaient d’ailleurs pas à des enjeux de justice fiscale écologique. L’interprétation d’une opposition pure et simple des enjeux sociaux et écologiques (« la fin du monde contre la fin du mois ») a suscité des réactions (« fin du monde, fin du mois, même combat »). Mais les diverses analyses sociologiques du mouvement ont plutôt souligné que le « vase » était déjà plein d’autres « gouttes » que la taxe carbone : déclassement symbolique de l’ancien modèle de promotion sociale autour du mode de vie périurbain construit sur l’usage de la voiture, contexte plus général de défiance envers l’État et sa capacité à réguler le système économique, rejet de la verticalité du pouvoir et de tout type de représentation, doute sur le volontarisme écologique des dirigeants et leur capacité à mettre en place des politiques à la hauteur des enjeux, ou encore affaiblissement du consentement à l’impôt. Tous ces éléments ont contribué au sentiment d’injustice à l’origine de ce mouvement composite.
Mais la leçon à tirer de cet épisode est qu’un cadrage plus large des enjeux de transition, de justice sociale et de contribution de chacun aux biens communs, est nécessaire pour éviter un embrasement social associé à une politique volontariste. Même si cela nous amène à emprunter des voies moins « simples » ou moins « directes », il apparaît impératif de dépasser la pensée classique de la réponse aux conséquences sociales des politiques environnementales.
La réponse classique : un prix unique pour tous et une compensation monétaire pour les « pauvres »
Suite au gel de la taxe carbone en 2018, des solutions ont été proposées pour la rendre plus juste. Elles reposent essentiellement sur l’application la plus large possible (suppression des exemptions), associée à un schéma de redistribution visible des recettes de la taxe aux individus[11]. Nous allons revenir sur les justifications de cette réponse, puis en souligner les limites, avant de replacer la question du choix des modalités de politiques publiques dans le tableau plus large de la transition juste.
L’argument des économistes : les conditions du moindre coût social d’une taxe uniforme
L’analyse économique standard postule la séparation des questions d’efficacité et d’équité. Autrement dit, on pourrait traiter d’un côté des modalités d’intervention qui permettent de réduire le coût économique global – dans ce cas le coût pour la collectivité de la réduction des émissions de CO2 – et d’un autre côté les questions de justice distributives et de redistribution (« qui supporte quoi ? »). Dans le premier cas, il s’agit d’inciter aux mesures les moins coûteuses pour réduire les émissions. Ce raisonnement justifie de rendre visible à tous une valeur « sociale » du carbone qui permet de distinguer le niveau de coût acceptable des actions à mettre en œuvre pour atteindre l’objectif. Ce « prix unique » donne un signal clair à tous, avec l’argument qu’il s’agit d’une solution simple, qu’elle évite des effets de bord liés à des prix différents, qu’elle limite la fraude, etc. Mais pour que cette politique soit compatible avec l’objectif d’équité, il faudrait par ailleurs pouvoir organiser les modalités de redistribution, sans que celles-ci n’altèrent l’efficacité du prix unique.
En bref, cette solution repose sur l’hypothèse que l’on peut toujours trouver le moyen d’annuler les effets injustes d’un prix du carbone uniforme avec une politique de redistribution adéquate. Malheureusement nous allons voir que ce postulat est faux pour trois raisons : 1/ la redistribution a toujours un coût (ce n’est pas un « jeu à somme nulle ») ; 2/ elle est imparfaite (compenser exactement les perdants et les gagnants est impossible ou trop coûteux) ; 3/ on peut la juger insuffisante (il existe d’autres questions de justice auxquelles une redistribution monétaire ne répond pas). Une redistribution transitoire sera probablement nécessaire, mais elle ne doit pas obérer le besoin d’une politique plus large de transition juste.
Cette logique de simple redistribution monétaire a pourtant guidé en partie les propositions pour répondre aux demandes des Gilets jaunes et concevoir une politique écologique à la fois juste et efficace. Pourtant, l’analyse économique des trente dernières années bat largement en brèche l’hypothèse de séparation entre équité et efficacité ; elle démontre qu’il n’y a pas de solution simple et générale, valable dans tous les contextes, pour articuler ces enjeux[12]. Lever cette hypothèse de séparation des problèmes est donc nécessaire pour envisager des politiques publiques plus robustes et plus acceptables au-delà de la simple solution « taxe carbone – redistribution ». Commençons par préciser pourquoi les conditions nécessaires pour cette séparation ne sont pas réunies en pratique.
Des compensations monétaires pour répondre aux injustices ?
Selon les défenseurs de cette option, la mise en place de compensations monétaires doit permettre de redistribuer de façon progressive les recettes de la taxe carbone. En effet, en moyenne les ménages les plus riches consomment davantage d’énergies fossiles et contribuent proportionnellement plus à la taxe. La redistribution égalitaire ou progressive[13] des recettes fiscales à la population devrait donc (mais en moyenne toujours) réduire les inégalités. Le couple « taxe carbone + redistribution des revenus » peut donc être puissamment redistributif. Cette redistribution peut prendre la forme de versements monétaires (« carbon dividend » dans les propositions américaines, « chèque vert » en France), ou financer des mesures d’aide à la transition écologique plus importantes pour les bas revenus. Plusieurs dispositifs existants comme le « chèque énergie », la prime à la conversion des véhicules, les aides à la rénovation des bâtiments proposent ainsi des niveaux d’aide conditionnés au revenu.
Toujours selon ses défenseurs, l’avantage de cette option est de lier la tarification du carbone aux enjeux de redistribution des revenus et/ou de financement d’alternatives à l’usage des énergies fossiles. Le chèque monétaire peut être distribué en début d’année, avant que les dépenses énergétiques ne soient engagées, par un versement ou un crédit d’impôt. On répondrait ainsi à l’un des obstacles importants à l’acceptabilité de la réforme : la suspicion de « l’automobiliste vache à lait » dont la traite bénéficierait à « Bercy », dès lors que certains agents sont contraints et piégés par leur dépendance aux énergies fossiles. Sur le plan politique, une distribution large des recettes, ou son ciblage sur des groupes sociaux qui ont du poids politique, peut contribuer forger des coalitions soutenant la réforme. La redistribution des recettes de la fiscalité carbone est donc considérée par beaucoup comme le moyen de lier militances écologiques et militances sociales, et de permettre ainsi à l’impôt de jouer pleinement sa fonction redistributrice. Aux États-Unis, un principe de redistribution égalitaire du revenu carbone a été proposé lors de la dernière campagne présidentielle. Le principe égalitariste est défendu en invoquant le « climat comme bien commun », ce qui justifierait de façon compréhensible pour tous cette règle de redistribution[14]. La valeur du carbone étant socialisée, les dividendes de cette valeur deviennent « propriété universelle ». La reconnaissance de la capacité limitée de l’atmosphère à absorber les émissions de CO2 doit, dans cette logique, amener à une compensation envers ceux qui l’utilisent moins que ce qui est toléré en moyenne pour chacun. Mais ce principe de redistribution égalitaire peut apparaître très injuste à ceux qui disposent de moindre capacités d’action et accès à des alternatives.
De son côté l’usage des recettes pour financer des aides à l’investissement des ménages dans leur propre transition permet de démontrer que la taxe carbone correspond à une politique de lutte effective pour le climat et ne sert pas d’autres objectifs « cachés ». Le signal incitatif de long terme est ainsi associé à des mesures de court terme pour lever des dépendances et créer des alternatives. L’expérience concrète de l’aide au déploiement de ces alternatives doit, sur le long terme, soutenir l’adhésion à la fiscalité carbone, qui, sans cela, risque d’être perçue comme dérisoire pour déclencher les changements attendus, tout du moins à court terme.
Les enquêtes sociologiques démontrent d’ailleurs la préférence collective a priori pour cet emploi des recettes[15].
La solution classique en réponse aux Gilets jaunes ?
Cette solution classique a donc d’évidents mérites. Encore faut-il éviter certains malentendus. Supprimer des exonérations de taxe et organiser des transferts monétaires est probablement nécessaire. Mais un projet de transition juste ne peut être que plus large : si ces mesures font partie de la solution, elles ont aussi des limites qu’il faut rappeler.
Plus généralement, deux niveaux d’analyse doivent être articulés : celui des « mesures », et celui du projet politique qui les implique. Discuter du cadre général dans lequel s’inscrivent les enjeux de la transition juste et en décrire les éléments constitutifs, est indispensable pour comprendre qu’un projet politique peut offrir ou non une réponse suffisamment satisfaisante au problème. Le lecteur est ainsi invité à se placer au niveau du dessein politique – et de la politique générale – et à se demander quel ensemble cohérent de mesures, quel « programme », permettrait de réaliser ce dessein ?
En pratique cependant, il faut bien segmenter les problèmes et les dossiers mis à l’agenda politique et législatif. Même si les questions de justice de la transition écologique sont « déconfinées » et interagissent avec d’autres politiques économiques et sociales, il n’est évidemment pas possible de discuter et décider de tout en même temps. Nous reviendrons sur cet enjeu d’organisation et de gouvernance des processus de décision démocratique qui institueront la transition juste.
Ce malentendu initial levé, le schéma classique « taxe carbone pour tous + compensations » peut faire l’objet d’une analyse en propre. D’abord sous l’angle de ses conséquences économiques et distributives, puis de l’évolution des valeurs, des droits et des responsabilités que cette politique publique emporte, et enfin des enjeux de prise de décision.
Les limites de la réponse classique
Un problème qui ne se résume pas aux inégalités de revenus
Commençons par les questions d’équité économique. Une première difficulté vient de l’hypothèse qu’il serait possible d’annuler les effets injustes d’un prix du carbone uniforme et appliqué à tous par une politique de redistribution adéquate. Deux réalités s’opposent à la possibilité d’y arriver par une redistribution monétaire identique pour tous ou progressive.
La première est qu’il existe de fortes différences de dépendance aux énergies fossiles à tout niveau de revenu. La littérature sur le sujet, en France comme à l’étranger, décrit l’ampleur de ces inégalités écologiques « horizontales »[16]. Elles sont dues à la diversité des déterminants de dépendance aux énergies fossiles[17] : hétérogénéité des équipements et de leur usage, des surfaces et des performances énergétiques des logements, des localisations et des climats, etc. Seuls certains facteurs géographiques, techniques et sociodémographiques augmentent selon les revenus : l’usage de l’avion, les kilomètres parcourus, les surfaces des logements. De nombreux déterminants demeurent très peu liés au revenu, comme le type d’énergie utilisée par le système de chauffage. Au reste, même si certains facteurs tendent à augmenter avec le revenu, d’autres facteurs horizontaux peuvent aussi beaucoup compter. C’est le cas des logements, généralement plus petits en ville qu’à la campagne, même si, au sein de chaque localité, les plus riches occupent des surfaces plus grandes. Ainsi, en regardant au-delà des moyennes – un individu « moyen » n’existe pas – on ne peut pas dire qu’un riche émet toujours plus de CO2 qu’un plus pauvre, et par conséquent qu’il contribuera plus à la taxe. En corolaire, un chèque uniforme restera insuffisant pour compenser le surcoût de ménages qui disposent de peu d’alternatives et qui appartiennent aux bas revenus ou aux classes moyennes.
Ce point est illustré par le graphique ci-dessous qui représente une estimation du niveau d’émissions de CO2 dues au chauffage, à l’eau chaude, aux appareils électriques et à la cuisson dans les logements (pour un échantillon représentatif de ménages français). On y observe une forte inégalité selon la localisation du ménage – centres-villes, zones rurales, banlieues – quel que soit le revenu, ainsi qu’une forte inégalité qui persiste au sein de chaque regroupement de revenus et de localisations. Rappelons cependant que certains usages croissent avec le revenu, donc en moyenne, les derniers déciles de la population (les plus riches) émettent relativement plus que les premiers.
Émissions de CO2 annuelles pour le logement des ménages français
D1 à D10 : déciles de niveaux de vie. Les ménages appartenant aux 10% les plus pauvres sont dans D1 (aux 10% les plus riches dans le D10).
Source : Pottier et Combet et al. (2020).
La seconde réalité a trait au principe et aux modalités d’administration d’un système de compensation. Le fait que les inégalités écologiques ne se résument pas simplement à des inégalités économiques rend en effet plus difficile l’identification des plus vulnérables et la création d’un système de compensation satisfaisant. Les déterminants « écologiques » des inégalités se distribuent en fonction d’un nombre important de facteurs techniques, géographiques et socioéconomiques, ce qui empêche de définir des règles simples de ciblage et d’attribution des aides[18]. Un nombre réduit de critères d’allocation (comme le revenu et la localisation) ne suffit donc pas pour offrir une réponse satisfaisante à l’ensemble des situations. Or les combinaisons de facteurs de vulnérabilité sont différentes selon les régions, avec des populations de nature différente : par exemple, des étudiants en centre-ville, très contraints économiquement, peuvent avoir du mal à payer une facture d’énergie fossile réduite. Mais des retraités, qui ont certes des ressources économiques relativement plus importantes, bien que limitées, peuvent pâtir de factures d’énergie importantes en raison de la surface de leur logement, d’une mauvaise isolation, de dépendance à la voiture et au chauffage au fioul. Les populations vulnérables ne sont par ailleurs pas toujours celles connues des services sociaux, comme le montre la problématique de la précarité énergétique.
En résumé, la mise en œuvre d’une politique climatique, comme l’application d’une taxe carbone, aura des conséquences redistributives importantes qu’il n’est pas simple de caractériser et de compenser. Le seul transfert des riches vers les pauvres répond de façon imparfaite au problème de justice distributive. Il ne peut être parfaitement assuré que redistribuer 100% des recettes d’une taxe carbone croissante aux premiers déciles de la population assurera l’acceptabilité et sera perçu comme juste par une majorité. Ainsi, le choix d’un dispositif de compensations transitoires légitimes et des modalités pour l’administrer en pratique doit encore être discuté[19].
La redistribution monétaire du produit de la taxe : le petit bout de la lorgnette
Plusieurs effets induits dans l’économie doivent être pris en compte pour que l’on parvienne à une évaluation appropriée des conséquences distributives. Un système qui redistribue directement aux ménages-consommateurs des chèques aura ainsi également un coût et pose dès lors d’autres problèmes d’équité. Ce point est souvent « oublié » (peut-être parfois par stratégie) par les « promoteurs » de la solution classique.
Le coût économique de la redistribution se fait jour lorsque l’on considère les effets indirects de la taxe carbone dans l’économie. Celle-ci n’affecte pas uniquement la facture d’énergie de ménages-consommateurs. Elle augmente aussi les dépenses d’énergie des entreprises et leurs coûts de production. Si cette hausse de coûts n’est pas compensée par une baisse d’autres coûts ou des marges, elle aboutira à une hausse générale des prix des biens et services. Cette hausse peut se propager et s’amplifier de secteur à secteur, depuis les productions « en amont » (ciment et matériaux, transports, autres intrants de production), vers les secteurs en aval (produits de consommation, services). Au final, l’analyse montre que le « chèque » versé aux consommateurs risque de ne pas compenser les pertes de pouvoir d’achat dues à cette hausse des prix, et aux pertes d’emploi et de revenus associés[20].
Pour cette raison, la littérature économique a montré que la substitution de la taxe carbone à d’autres impôts économiquement coûteux serait préférable, du point de vue des prix, des emplois et des revenus[21]. En ce qui concerne l’équilibre des finances publiques, il existe donc un arbitrage à faire sur le bon usage des recettes carbone limitées qui devraient à terme se réduire. En tout cas, sans marges de manœuvre budgétaires nouvelles, la solution « taxe carbone + chèques » constitue une hausse d’impôts qui finance une redistribution des revenus. Si l’essentiel des recettes est redistribué directement aux ménages, la part disponible pour compenser la hausse des coûts de production des entreprises est moindre. L’option de redistribution monétaire directe a donc un coût d’opportunité. Ce coût se traduira par des effets sur les prix des biens et services, la compétitivité des productions françaises, l’incitation à l’embauche, ou la possibilité de progression des salaires. Sans indexation généralisée des salaires et des prestations sociales sur les prix, il est donc probable que « les chèques » mis en œuvre pour des raisons d’équité deviennent en fait inéquitables, ne pouvant compenser les effets que leur financement induit sur l’emploi, les prix et les salaires.
Au total, le problème économique de justice distributive n’est pas un « jeu à somme nulle », et ce d’autant plus dans l’économie française qui n’est pas fermée, alors que c’est souvent ce que suppose la conception d’équité de la solution classique. En fait, il s’agit nécessairement d’un « réarrangement » des finances publiques qui doit être analysé comme tel, dans toutes ses dimensions d’efficacité, d’équité et de consentement (emplois, déficits publics, poids de l’impôts, inégalités, etc.). La politique climatique ne sera jugée juste ou injuste que si démonstration est faite que l’évolution du niveau et de la structure des prélèvements obligatoires contribuera au projet collectif. Plus qu’un simple dispositif de redistribution monétaire, la taxe carbone suppose donc une refonte utile de la fiscalité et un « pacte fiscal » suffisant pour cimenter le consentement à l’impôt.
Un enjeu politique : appréciation et dépréciation collectives
Même si les inégalités économiques peuvent justifier des politiques de redistribution, le fait qu’il serait juste d’appliquer une taxe carbone pour la transition écologique et de l’utiliser à des fins redistributives peut aussi susciter un rejet de principe par certains. Ce qui peut choquer ici ce sont les principes mêmes qui justifient d’appliquer ou non de nouvelles contraintes sur certains et non sur d’autres.
La taxation uniforme des énergies fossiles repose sur une application particulière du principe pollueur-payeur qui peut rencontrer des objections. L’emploi d’un instrument de marché comme la taxe carbone ou un système de permis d’émissions monétisables et échangeables a pu se heurter à des incompréhensions, par exemple que « la nature n’a pas de prix ! »[22]. Pourquoi les riches pourraient-ils payer et continuer à polluer ? Cette idée est à l’origine de propositions de quotas plus stricts : une « carte carbone » individuelle abondée d’un budget limité en absolu de droits d’émission, comme par exemple dans la récente proposition Ruffin-Batho visant à limiter les trajets « abusifs » en avion[23], ou encore la proposition d’un système de « compte carbone » individuel[24]. Mais même dans l’hypothèse où la société accepterait que les autorités publiques fixent des quotas stricts de façon généralisée, ces autorités ne disposent que d’une information très imparfaite sur les moyens qu’ont chaque ménage et chaque entreprise pour réduire les émissions et les coûts[25]. Sans parler de l’importance de garde-fou vis-à-vis des jeux de lobbying qui se déploient déjà autour de la fixation de normes. Un prix est donc utile, non pas pour acheter la nature, mais pour rémunérer tous ceux qui mobilisent des moyens (coûteux) pour préserver l’environnement.
Plus généralement, la transition écologique vise à introduire des ruptures, en abandonnant des pratiques actuelles et passées que l’on sait aujourd’hui dangereuses pour notre environnement. Pour que ces ruptures aient lieu, il faut déprécier de façon volontaire et collective la valeur de ces pratiques et apprécier la valeur de pratiques alternatives. Oui cela concerne des choix individuels (on pense au choix de se déplacer loin en avion pour le loisir), mais surtout des choix de production, de consommation, d’innovation, d’investissement, de publicité, etc. On le fera quel que soit les outils retenus (prix, normes, aides, quotas, programmes ou financements) bien qu’avec des résultats et des degrés de dépréciation et d’appréciation différents – en un mot, il s’agit de vouloir collectivement modifier les valeurs économiques de ces pratiques, voire jusqu’à décider d’en refuser certaines et donc de s’en priver. Mais il ne s’agit pas d’un débat sur la privation : on créer aussi de nombreuses opportunités, avec des synergies et des co-bénéfices pour la santé, l’économie, la société, etc. Il est donc possible de le vouloir non seulement pour le Climat, mais aussi pour d’autres raisons.
La perception du caractère juste ou équitable de la transition dépend en réalité de la façon dont le couple appréciation / dépréciation est vécu. Dans l’exemple des Gilets jaunes, un sentiment d’injustice face à la taxe carbone a pu être ressenti dès lors que la taxe est apparue en contradiction avec plusieurs décennies de représentation du progrès social et de politiques d’encouragement à l’accession à la voiture, à l’usage du diesel bon marché, et à l’endettement de ménages des classes moyennes pour devenir une « France de propriétaires » excentrés. La communication de la seule logique de faire payer les pollueurs tout en octroyant des compensations monétaires ne répond pas à un questionnement plus profond qui est l’horizon d’un nouveau type de progrès social. L’enjeu de l’adhésion est donc aussi dans la procédure de débat et de décision, avec ses conditions de « parité de participation », où se construit l’image sociale de la politique.
Enfin, l’application uniforme du principe pollueur-payeur aux émissions diffuses comme les gaz à effets de serre peut aussi poser problème par la conception des responsabilités qu’elle véhicule. En effet, nos émissions actuelles proviennent d’une multiplicité de choix collectifs et individuels passés et présents dont nous ne sommes que partiellement responsables : choix de conception des produits par des entreprises, d’aménagement du territoire par des collectivités, choix de ne pas rénover ou changer la chaudière installée par d’anciens propriétaires, choix de stratégie de la politique énergétique nationale… Dans une publication récente nous avons ainsi discuté l’écart entre les émissions attribuées aux consommateurs et les responsabilités réelles[26]. Ces responsabilités et surtout les capacités d’agir se partagent dans les différents rôles de décision que les individus exercent : choix de stratégies de production des entrepreneurs, choix de projets d’aménagement du territoire des élus locaux, choix de placement de l’épargne des investisseurs, choix d’influence des personnes publiques et médiatiques, etc.
Dans une démarche d’action vertueuse, la répartition des responsabilités devrait donc moins reposer sur une appréciation des émissions historiques que sur les marges de manœuvre de réduction des émissions (pas seulement en tant que consommateurs, mais aussi en tant que producteurs, décideurs, influenceurs, financeurs, etc.). Selon cette éthique d’action collective, ce serait donc à ceux qui ont le plus de « capacités d’agir » – notion à préciser et évaluer – qu’il reviendrait d’agir davantage. Concrètement, cette idée permettrait de guider les politiques d’accompagnement de façon plus satisfaisante que le seul critère des revenus. Par ailleurs, elle permettrait peut-être d’atténuer la critique d’une écologie « moralisatrice » et « punitive » que suscite l’application uniforme d’un principe de consommateur-pollueur-payeur, sans considération des inégalités de capacité[27].
La transition n’est pas une île
Pour conclure, la solution « taxe carbone uniforme + redistribution monétaire » ne suffit pas à répondre à trois conditions plus générales de justice qui apparaissent aujourd’hui essentielles pour obtenir une large adhésion.
La première condition est le sentiment partagé d’un juste équilibre entre politiques publiques. Le mouvement des Gilets jaunes, le « Grand débat », le « Vrai débat », la Convention Citoyenne pour le Climat, ont été autant d’occasions de constater que ce sentiment n’existe pas aujourd’hui. La taxe carbone s’est d’abord « télescopée » avec d’autres choix controversés d’évolution des finances publiques (les allègements de cotisations sociales patronales sur les bas salaires en 1999, la suppression de la taxe professionnelle en 2009, l’ISF et la taxe d’habitation en 2018). Par ailleurs, la montée en puissance de la taxe a débuté alors même que certains usages d’énergie fossile continuaient de bénéficier de remboursements ou d’exonérations, pour des raisons économiques, de concurrence et de compétitivité (aviation, agriculture, transport routier), ou encore en raison de la participation au marché de quotas européens (industrie). Plus généralement, la taxe carbone a pris place dans le contexte d’un consentement à l’impôt affaibli pour de nombreuses autres raisons. Il est donc nécessaire de construire un consensus suffisant sur le juste équilibre entre l’imposition de nouvelles contraintes écologiques et des contreparties favorables de politiques fiscales, budgétaires et sociales. À ce titre, la compensation imparfaite que constitue la redistribution directe de la taxe carbone, même progressive, peut sembler bien peu de choses si, dans le même temps, les alternatives aux énergies fossiles sont insuffisamment accessibles, si des baisses d’impôts sont jugées injustes ou inefficaces, si le financement des services publics dans les territoires excentrés s’amenuise, ou si les retraites et certaines autres prestations sociales sont réduites. Mais pour construire un consensus, il faut des espaces et des temps de délibération suffisants permettant d’articuler ces sujets, puis de conduire les négociations sur les arbitrages nécessaires.
La deuxième condition est la transparence, et donc la confiance dans le processus démocratique. Elle n’est pas sans lien avec la condition précédente puisque la fiscalité écologique est facilement perçue comme « le jackpot de Bercy » ou un « alibi écologique » pour faire payer « l’automobiliste vache-à-lait ». La démonstration doit donc être faite qu’elle contribue à un budget de l’État utile, équitable et efficace. Ce soupçon se nourrit du manque de lisibilité et de la complexité bien connue des finances publiques françaises. L’initiative d’évaluation verte du budget (Green Budgeting) réalisée pour la première fois en 2020 va, à ce titre, dans le bon sens puisqu’elle contribue à offrir une évaluation d’ensemble des dépenses favorables et défavorables à l’environnement[28]. Mais elle devra se combiner avec une évaluation multicritère permettant d’expliciter les arbitrages entre objectifs dans l’impôt et les dépenses publiques (services publics, inégalités, déficit public, émissions de CO2, prestations sociales, etc.). De telles évaluations sont complexes mais possibles, puisqu’il existe en France de nombreuses capacités d’analyse et des personnes prêtes à être mobilisées. Elles devraient allier le monde de la recherche, les administrations et les parties prenantes, être plurielles, débattues, publiées de façon transparente, et mieux articulées au processus législatif, par exemple lors du « printemps de l’évaluation » en amont de l’examen annuel des projets de loi de finances ou de la préparation de la programmation pluriannuelle des finances publiques. Travailler à cette vision d’ensemble est évidemment une voie plus durable et complète qu’une simple affectation des recettes de la taxe carbone à des compensations monétaires ou aux investissements verts.
La troisième condition, qui découle des précédentes, porte sur les conditions d’organisation de la prise de décision. Dans la solution classique les aides sont différenciées au niveau étatique selon un nombre de critères restreints et largement conditionnées par le niveau de revenu. Suite à l’épisode des Gilets jaunes cette différenciation fondée sur le revenu a d’ailleurs été approfondie par la loi de programmation de l’énergie de 2019. Néanmoins, nous avons vu que les différences de situations, les inégalités « horizontales » issues de la dépendance aux énergies fossiles et les différences de capacité d’action peuvent justifier une gestion plus décentralisée de la différentiation et du ciblage des aides, tout en recherchant un équilibre satisfaisant entre différentiation nécessaire et moindre complexité[29].
Que ce soit pour une gestion plus décentralisée de l’accompagnement social de la transition, pour la cohérence et le juste équilibre des finances publiques, ou pour l’amélioration de la transparence et la confiance dans les politiques publiques, le cadrage des délibérations et l’organisation de la prise de décision sont donc cruciaux pour créer les bases solides d’un contrat social de transition juste. Mais tout dépendra de la qualité de ces processus en pratique : pour réduire les risques de rejet de décisions efficaces mais difficiles, au profit de décision d’affichage (inefficaces) ou discriminatoires (pénalisant trop des minorités qui ont peu de pouvoir de décision face à la majorité).
[1] Ce cas se fonde sur de nombreux travaux de recherche engagés depuis quinze ans. Pour une vision d’ensemble et synthétique voir J.-C..Hourcade et E. Combet (2017), Fiscalité carbone et finance climat. Un contrat social pour notre temps et E. Combet (2013), Fiscalité carbone et progrès social.
[2] Un consensus politique assez large s’est manifesté à plusieurs reprises les années précédant le mouvement des Gilets jaunes : lors du « pacte écologique » de N. Hulot (2006), du Grenelle de l’Environnement (2007), de la conférence Rocard sur la contribution climat-énergie (2009).
[3] Cf. D. Klenert, L. Mattauch, E. Combet, O. Edenhofer et N. Stern (2018), Making carbon pricing work for citizens et E. Combet (2018), Quel chemin vers un pacte fiscal pour le climat ? L’acceptabilité.
[4] Il était possible de prévoir les difficultés politiques de la taxe carbone en fonction de l’évolution du prix du pétrole importé. Début 2010, le baril de brut était reparti à la hausse, après une baisse importante en 2009, lorsque la réforme était à l’agenda (Cf. Quel chemin vers un pacte fiscal pour le climat ? L’acceptabilité, op. cit.).
[5] Le maintien de bas prix des énergies fossiles est une politique sociale et économique contre-productive, cf. Refonder un contrat social de transition énergétique (Le Monde, 4 septembre 2018).
[6] Nous analysons l’histoire des échecs de taxes carbone et la place d’une fiscalité carbone dans un contrat social plus large dans Fiscalité carbone et finance climat. Un contrat social pour notre temps (2017).
[7] Conclusion du Rapport de la commission Rocard de la conférence des experts et de la table ronde sur la contribution climat-énergie (2009).
[8] Notons que le principe « d’universalité budgétaire » vise à maintenir une cohérence et une gestion d’ensemble des finances publiques au regard de l’ensemble des objectifs recherchés. Ce principe souvent rappelé pour dire que le fléchage et l’affectation rigide d’impôts doivent être limités. Seul l’équilibre global des recettes et des dépenses est requis.
[9] En particulier, l’articulation avec les directives et le système d’échange de quotas européens, la régulation de la finance, les mesures d’accompagnement sectorielles, les évolutions simultanées des finances publiques, la protection sociale et les politiques de redistribution. Cf. Klenert et al. (2018) et E. Combet (2018), op. cit.
[10] Le rapport Quinet (2019) sur la « valeur de l’action pour le climat » préconise une forte croissance de cette valeur de 55 €/tCO2 à 250 €2016 en 2030 pour respecter l’objectif de neutralité carbone en 2050. Mais dans le contexte d’après crise des Gilets jaunes, il est précisé que : « ni de près, ni de loin, ce rapport ne préconise un accroissement de la taxe carbone ». Ce qui veut dire que cette valeur du carbone croissante devra se matérialiser par d’autres politiques et mesures, également coûteuses.
[11] Pour des propositions françaises voir Conseil d’Analyse Économique (2019), Pour une taxe juste, pas juste une taxe ; Réseau action climat (2019), Une taxe carbone juste est possible ; I4CE et Terra Nova (2019), Climat et fiscalité : trois scénarios pour sortir de l’impasse ; Commission Blanchard-Tirole (2021), Les grands défis économiques ; J. Boyce (2020), Petit manuel de justice climatique à l’usage des citoyens.
[12] Par exemple, Joseph Stiglitz (2019) souligne que les conditions de cette séparation ne sont pas réunies et que cela change le diagnostic sur la nature des politiques efficaces et équitables : Addressing climate change through price and non-price interventions.
[13] Le terme « progressif » est utilisé pour qualifier des systèmes de redistribution qui transfèrent une fraction des recettes plus importante aux tranches de revenus inférieures. De nombreuses clés de répartition sont possibles selon les tranches considérées et les montants transférés.
[14] L’argument est synthétisé très clairement par J. Boyce (2020), Petit manuel de justice climatique à l’usage des citoyens, op. cit. Cf. notre recension et discussion du livre.
[15] Cf. S. Carattini, M. Carvalho et S. Fankhauser (2018), Overcoming public resistance to carbon taxes et Making Carbon pricing work for citizens, op. cit.
[16] Combet et al. (2010), La fiscalité carbone au risque des enjeux
d’équité ; Dubois (2012) From targeting to implementation : The
role of identification of fuel poor households ; Büchs et Schnepf (2013), Who emits most? Associations between socio-economic factors and UK households’ home energy, transport, indirect and total CO2 emissions ; Douenne (2020), The Vertical and Horizontal Distributive Effects of Energy Taxes: A Case Study of a French Policy ; Cronin et al. (2019), Vertical and Horizontal Redistributions from a Carbon Tax and Rebate.
[17] Cf. Pottier et Combet et al. (2020), Qui émet du CO2 ? Panorama critique des inégalités écologiques en France.
[18] Cf. Douenne (2018), The Vertical and Horizontal Distributive Effects of Energy Taxes: A Case Study of a French Policy.
[19] Il existe plusieurs conceptions concurrentes : une redistribution généreuse limitée aux bas revenus est administrative plus simple et peut préserver de nombreux ménages pauvres, mais avec de nombreux perdants parmi les classes moyennes. Nous suggérons que d’autres dispositifs alternatifs, plus différenciés et plus ciblés, mériteraient d’être défendus.
[20] Si les entreprises préservent leurs marges, les emplois et les rémunérations, une taxe de 100€ par tonne de CO2 relève initialement de 0,7% les coûts de production moyens en France. Mais si cette hausse de coût n’est pas compensée, elle se propage et s’amplifie des secteurs d’activité amonts aux secteurs aval, en aboutissant, au final, à une hausse de prix pour les consommateurs 1,8 fois supérieure au surcoût initial (cf. Fiscalité carbone et finance Climat. Un contrat social pour notre temps).
[21] Ce résultat est bien établi dans la littérature économique sur le sujet depuis les années 1990. Le GIEC avait déjà recensé ces études dans son rapport de 2001 (groupe III, atténuation, p. 516).
[22] Attack (2012), La nature n’a pas de prix – Les méprises de l’économie verte.
[23] Amendement déposé à l’assemblée nationale (30 Juin 2020).
[24] https://comptecarbone.cc/
[25] Un système de rationnement généralisé peut donc être contesté pour ses coûts (il faut toute une administration pour le gérer et effectuer les contrôles), son iniquité (le développement probable de marchés noirs, en particulier à destination des plus puissants et des plus riches), ou encore pour les risques de délocalisation (entreprises et particuliers fortunés).
[26] Pottier et Combet (2020), op. cit.
[27] Rappelons que la jurisprudence constitutionnelle ne s’oppose pas à ce que le principe pollueur-payeur soit articulé avec une différenciation de traitement lorsque cela est justifié. Le principe d’égalité devant la loi permet au législateur de règler de façon différente des situations différentes.
[28] Notons que la question de la présentation et de la lisibilité des finances publiques doit être distinguée de celle de l’affectation ou non de certaines recettes fiscales. Par exemple, le niveau de la taxe carbone ne correspond pas aux montants nécessaires pour financer l’investissement et les mesures d’accompagnement. Il serait utile de discuter à la fois du rôle de l’affectation et des modalités de communication et d’évaluation du budget, du double point de vue écologique et socio-économique, entre parlementaires, administrations fiscales, évaluateurs et juristes, dans le cadre de la Loi Organique de Loi de Finances.
[29] Plusieurs paramètres seront à prendre en compte lors de cette discussion : le gain social d’un meilleur ciblage des populations vulnérables à accompagner, le niveau d’exigence pour améliorer l’équité, le coût pour les fonds publics (recueil de l’information, administration et contrôle), le coût économique de mesures d’accompagnement plus vastes et moins ciblées, les risques de fraude, l’incitation à la réduction des émissions.
La critique de la méthode – ou de l’absence de méthode – pour mettre en place une politique de transition juste – nous engage. Elle nous invite à réfléchir, non tant à une feuille de route qu’à une ébauche de doctrine d’action à destination des autorités publiques et des citoyens.
Prérequis : confiance et qualité des délibérations !
Nous espérons l’avoir démontré : en matière de transition juste l’enjeu premier n’est pas technique. Une large part des outils et des solutions de la transition existent : on sait produire des énergies renouvelables, améliorer l’efficacité énergétique des équipements ou rénover nos bâtiments. Il n’y a pas non plus a priori d’impossibilité politique : il est possible d’articuler les questions économiques, sociales et écologiques à court et plus long terme, en concevant des politiques efficaces. Il existe des exemples réussis, une analyse des pistes de politiques publiques pour y parvenir et un équipement intellectuel pour choisir les meilleurs compromis. Mais alors, comment mieux mobiliser les connaissances acquises et améliorer le dialogue entre ceux qui produisent ces connaissances et les acteurs politiques ?
Les deux écueils sont principalement les enjeux de cohérence et de délibération. Des discussions et des négociations collectives sont nécessaires pour savoir comment un projet de société peut articuler la préservation de l’environnement avec nos autres priorités – la promotion de l’économie française, la lutte contre le chômage, la pauvreté et les inégalités, le financement de la protection sociale, la maîtrise des déficits, la répartition des droits et des responsabilités, l’évolution des valeurs et des libertés ? Pour savoir comment un tel projet commun de conciliation peut émerger et mobiliser la société ?
Evidemment, l’approche délibérative ne peut pas nier la réalité du combat politique, des rapports de force, de la nécessaire remise en cause des intérêts acquis qui résistent. Comme ces conflits non résolus nous bloquent, la promotion d’un cadre délibératif argumenté contribuerait à ouvrir une voie démocratique pour les régler. Il semble en outre trop coûteux de ne pas promouvoir la coopération face aux discours qui présentent le problème comme un « jeu à somme nulle ».
Michel Rocard était conscient de la nature réelle de l’enjeu lorsque, en 2009, il concluait son rapport sur la « contribution climat et énergie » (la taxe carbone) par quelques considérations sur « les clés de l’acceptabilité ». Il soutenait que la hausse de la fiscalité énergétique – perçue à tort comme une mesure marginale – engageait une réforme d’ensemble des finances publiques et un projet général de développement. En conséquence, il insistait sur le fait que les conditions de consensus, de diffusion des connaissances, de décision collective, devaient être prises en charge avec la plus grande précaution. On peut regretter que son conseil n’ait pas été entendu et que les mesures proposées pour favoriser l’acceptation de la taxe aient été limitées à en abaisser le taux initial et à octroyer des exonérations. Surtout, il ne fut pas entendu dans le refus de lier le déploiement de la fiscalité carbone à un réarrangement des finances publiques.
L’obstacle à une transition juste tient de la volonté politique de mettre ces débats à l’agenda, mais il est aussi intellectuel et stratégique : quel est le cadrage de ces discussions ? La stratégie qui a été retenue ces dernières années a plutôt consisté à sérier les questions de politique publique, de « confiner » les problèmes, de poursuivre une politique d’invisibilité de l’impôt, plutôt que de promouvoir une approche décloisonnée et se risquer à des délibérations et négociations collectives d’ampleur. Étant lucide à propos des transformations à réaliser, sur le contexte de forte défiance en France, sur les conditions drastiques d’adhésion sociale et politique, il nous semble aujourd’hui nécessaire et urgent d’emprunter un chemin de décloisonnement, tout en gardant conscience des risques d’une approche trop vaste.
Cadrage intellectuel et « gouvernance »
Un enseignement général de notre panorama des enjeux d’une transition juste est en effet la nécessité d’un cadrage plus large que celui qui a guidé jusqu’ici la gestion politique et sociale de l’écologie. Il ne s’agit plus de mettre en place des politiques écologiques « à la marge » tout en atténuant leurs effets redistributifs indésirables (en particulier pour les bas revenus), mais de considérer quel ajustement d’ensemble des politiques publiques doit répondre à la diversité de défis écologiques, économiques et sociaux, en tenant compte de leur interdépendance. C’est donc un challenge technique et scientifique à relever, mais aussi une approche de planification collective, large et décloisonnée qu’il faut promouvoir, avec de fortes implications en termes d’évolution des pratiques, des modes de gouvernance et des méthodes d’évaluation. Mais là encore il existe de fortes résistances et des intérêts puissants s’opposent à toute contrainte de planification.
Comment relever ce défi sans précédent en matière de choix collectif et de coordination des décisions publiques ? En pratique, le défi consiste moins à proposer « une solution », avancée par tel expert ou tel responsable politique, que de se doter d’une organisation collective pour faire émerger et piloter une transformation d’ampleur, profonde et systémique. Une organisation collective de ce type fait défaut pour former et coordonner la diversité des croyances et des anticipations sur la meilleure stratégie de transformation. L’enjeu porte sur l’organisation collective et les modalités de planification qui permettent l’implication, l’adhésion et la participation de chacun.
Dans un article récent[1], différentes formes de planification collective sont exposées selon les choix opérés sur trois points : le partage entre les décisions étatiques et les décisions privées, le mode de gouvernance qui est institutionnalisé, l’usage et la méthode de l’expertise. Ces trois choix permettent de définir les contours d’une forme de planification délibérative, en support d’un large processus de négociation et d’apprentissage collectif. En ce qui concerne la méthode, une démarche « d’analyse du dialogue » peut être mise en place : une approche qui assume le caractère incertain et controversé de notre problème de décision, et qui améliore la production et l’usage des évaluations dans les processus de délibération et de décision.
Quelles que soient les modalités retenues, la priorité aujourd’hui est de les préciser. Il est indispensable de disposer de bases solides pour institutionnaliser une procédure durable de transformation de notre société et pour s’y engager sur la durée. L’enjeu est que le plus grand nombre soit conscient du fait qu’il ne s’agit plus de continuer à optimiser notre gestion et nos pratiques courantes, mais de questionner et modifier en profondeur ces pratiques.
Préciser le projet de transformation, puis seulement ensuite les mesures
Force est de constater que les mesures annoncées, l’accumulation des déclarations d’intention ou des objectifs affichés, se confrontent à « l’épreuve du réel » puisqu’on ne cesse de mesurer la hausse des émissions de gaz à effet de serre, les pertes de biodiversités, le creusement des inégalités et la persistance de la pauvreté…
Les Français, plus que d’autres peuples, manifestent aussi une confiance dégradée envers leurs représentants, leurs institutions, leurs décideurs économiques. Ils sont de plus en plus sensibles à ces questions, mais ils sont aussi désemparés par l’ampleur des enjeux. Ainsi la tentation est forte, dans un espace public extrêmement médiatisé, de focaliser les proposition politiques sur des « annonces », des « mesures » ou des « propositions concrètes ».
Pourtant, quand vient le moment de les mettre en œuvre, ces « mesures » détaillées et annoncées très en amont ne se réalisent simplement pas. On sous-estime peut-être la réalité des processus nécessaires à une implication et une large adhésion de la société : que ce soit le travail parlementaire, le temps et l’exercice de la démocratie représentative, ou tout simplement les discussions nécessaires pour recueillir la diversité des points de vue de la population. Comme nous l’avons montré en prenant l’exemple de la taxe carbone, chercher à faire accepter avant une solution toute faite peut être désastreux pour l’adhésion, comme pour le choix de la meilleure politique possible. En en sens, et pour reprendre une expression d’André Breton dans un tout autre registre, il faudrait en fait moins d’actes et plus de mots. Mais pas pour promettre ; pour comprendre, discuter, négocier.
Par exemple, toute louable qu’elle fût en termes de participation, l’initiative de la Convention Citoyenne pour le Climat, s’est trouvée en quelque sorte piégée. D’une part, elle ne fut pratiquement pas intégrée au processus de démocratie représentative. D’autre part, elle offrit un espoir trompeur à ses membres : que leurs mesures et propositions seraient gardées « sans filtre », et que leur statut statistique de « citoyens ordinaires tirés au sort » suffirait, seul, à obtenir un large soutien des forces de la société (des corps intermédiaires, des politiques et du reste de la population). Si l’exercice a été remarquablement mené, la « promesse » de transformation n’engageait finalement que ces 150 citoyens. Le risque initial de frustration et de déception était pratiquement certain. Par cette conception de l’action collective on parviendra peut-être, à force de contraindre, à quelques changements, mais difficilement à susciter la volonté d’agir du plus grand nombre, et le sentiment de participer à un projet partagé par la majorité de la population.
Pour toutes ces raisons, il sera nécessaire de commencer par discuter plus précisément du projet de transformation. Une taxe carbone, une norme, un programme, un effort, des mesures d’aide légitimes, n’apparaîtront justifiés et souhaitables qu’au terme d’un processus politique qui part d’un diagnostic commun de ce qui ne va pas, de ce que l’on veut promouvoir, et des obstacles à lever. Ce n’est qu’ensuite qu’on pourra définir ce qui doit être changé dans les fonctionnements en place, et quelles luttes de pouvoir contribuent à une idée de bien commun. On pourra alors débattre d’options alternatives et confronter les points de vue sur les avantages et les inconvénients de chaque option. Dans ces conditions démocratiques pourrait émerger un contrat social renouvelé pour une politique de transition juste.
Cette approche qui consiste à poser collectivement le problème et impliquer le plus grand nombre dans la mise en œuvre d’une solution peut paraître évidente, mais l’analyse des expériences historiques met en évidence le fait qu’en pratique ce n’est pas ce chemin qui a été suivi. Pour certains, il apparaît compliqué, long et risqué. Toutefois, si on est lucide sur l’ampleur des transformations collectives à conduire, sur le grand nombre de décisions publiques et privées concernées, sur l’exigence des conditions d’adhésion politique et sociale, pouvons-nous réellement envisager d’autres voies de succès ?
Décloisonner et organiser la discussion sur les politiques générales
Un obstacle à franchir pour mettre en œuvre une telle approche est de nature organisationnelle : il s’agit de décloisonner les sujets et de fixer un agenda de délibérations et d’évaluations sur le moyen terme. La gouvernance de l’écologie est encore trop confinée, conçue en parallèle et envisagée séparément de la gouvernance des politiques générales. Or nous avons souligné que cette compartimentation ne permet pas de mettre en lumière les interactions et les arbitrages entre les différents objectifs de politiques publiques – économiques, sociaux et écologiques – qu’il faut aborder de front dans les décennies à venir. Sur le plan politique, cette segmentation des sujets et des délibérations ne permet pas de mener les négociations nécessaires pour construire des compromis durables. Peut-être que deux sujets au moins pourraient être portés de façon collective, voire transpartisane.
Le premier sujet concerne la planification des transformations nécessaires pour atteindre les objectifs écologiques (qualité de l’air, climat, biodiversité, services de la nature, environnement et santé). Sur le sujet du climat, depuis la loi de Transition Écologique pour la Croissance Verte de 2005 l’évaluation et la mise à jour d’une Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) doivent avoir lieu tous les cinq ans. Toutefois, ce processus n’aboutit qu’à une loi d’orientation, en parallèle d’un nombre important de plans de programmation, sans articulation d’ensemble entre calendriers et entre analyses[2]. Il en résulte une difficulté de « tuilage » des décisions prises. Par exemple, la SNBC indique des besoins de financement qui ne se retrouvent pas nécessairement dans les projets de loi de finance ou de programmation des finances publiques. De même, le niveau de fiscalité carbone jugé nécessaire pour atteindre les objectifs de la SNBC ne donne pas lieu à un débat de finances publiques dans les processus annuels qui y sont consacrés[3]. À côté de la question de l’articulation entre la SNBC et les autres processus de programmation, les espaces de délibération et d’évaluation doivent aussi être décloisonnés. Ainsi, le Conseil National de la Transition Écologique (CNTE) est l’instance théorique de dialogue social de préparation des lois en matière d’écologie. Le champ des consultations et des délibérations est donc limité à ce strict domaine de compétence écologique, et ce Conseil rassemble essentiellement des experts de ce domaine (par exemple, des représentants d’ONG environnementales, des directeurs de départements « environnement » des organisations, les seuls directeurs et cabinets ministériels concernés, les parlementaires qui portent ces enjeux d’écologie, etc.). Discuter des modalités pratiques d’une planification collective et délibérative, effectuant un suivi et un pilotage de la transition, sera donc un enjeu d’organisation majeur pour le futur.
Le second sujet concerne l’évolution des finances publiques et privées. Nous disposons en France de nombreuses capacités d’analyse qui peuvent être mobilisées pour étudier conjointement diverses alternatives d’évolution des finances publiques, à l’aune d’un même ensemble de critères (activité économique et emploi, coût de production et compétitivité, effets sur les émissions de gaz à effet de Serre, redistribution entre territoires et catégories de population, maîtrise des déficits publics et nationaux, etc.). Une initiative transpartisane, mobilisant ces capacités d’analyse, pourrait être portée par un collectif installé sur la durée, alliant parlementaires, ministères, partenaires sociaux, chercheurs, représentants des collectivités territoriales et de la société civile, ceci sur le modèle du Conseil d’orientation des retraites. Cette initiative pourrait articuler des espaces d’évaluation et de dialogue déjà existants pour ne pas créer un nouveau comité ad hoc et de nouveaux processus parallèles. Il ne s’agirait pas de voir cette instance prendre position pour une évolution des finances publiques et privées, mais d’étudier les alternatives possibles[4], d’établir un diagnostic : un état des connaissances et des incertitudes tiré d’expertises plurielles, et un état des argumentaires sur les avantages et les inconvénients de chaque option. Ce travail d’évaluation offrirait des bases solides pour des prises de position et des négociations futures. Il améliorerait également la lisibilité des évolutions constatées par rapport à ces scénarios anticipés, et faciliterait l’examen de la cohérence de chaque option de politique avec les arbitrages et les objectifs formulés. À côté des finances publiques, cette initiative devrait inclure les conditions nécessaires et les politiques envisagées pour s’assurer de la contribution de la finance privée aux objectifs socio-économiques et écologiques.
Lancer ces initiatives collectives en leur offrant un temps de travail suffisant (sur plusieurs années) nous semble impératif. Cette proposition rejoint d’ailleurs largement des recommandations de la Cour des Comptes. Néanmoins, elle devrait être promue par diverses forces politiques au niveau de la société civile, des administrations, de l’exécutif et du Parlement, pour répondre à la demande sociale et politique que la Convention citoyenne a rendu évidente.
Discuter des projets alternatifs et des modalités précises
Sur le fond, les alternatives à étudier et sur lesquelles débattre ne devraient ni se limiter à des orientations générales, ni entrer dans les détails trop spécifiques de mise en œuvre. L’exemple de la taxe carbone illustre bien le problème : les parties prenantes de ces discussions s’accordent largement sur les principaux objectifs des réformes (équité, compétitivité, emploi, écologie, maîtrise des déficits publics, transparence) mais divergent sur les modalités, l’ordre des priorités et la nature des arbitrages à effectuer.
Il existe une façon de s’en sortir en combinant l’application d’un cadre global cohérent avec une description des désaccords[5].
Centrer l’analyse et la discussion sur les alternatives permet de limiter le niveau de détail à ce qui est nécessaire et suffisant pour rendre compte des principaux enjeux d’arbitrage. La finalité de l’exercice serait moins d’identifier la meilleure politique que de mettre en lumière les sources de désaccord et les voies possibles de compromis. Un examen initial des propositions alternatives formulées dans l’espace public et des arguments en présence permettrait ainsi de cadrer l’exercice. L’établissement d’un diagnostic partagé sur l’état des connaissances et des incertitudes permettrait d’isoler les meilleures pistes de conciliation. En définitive, l’approche est transpartisane et délibérative au sens où aucune option alternative, aucun argument ne sont rejetés a priori. Elle doit laisser la possibilité à chaque partie prenante de se saisir de l’analyse collective et de prendre position pour une solution lors du processus de négociation. Le jeu démocratique « classique » peut alors reprendre pour tenter d’aboutir à une décision de compromis, voire un consensus.
Trois priorités pour articuler court et long termes
Terminons en résumant quelques points qui nous semblent prioritaires à considérer, lors un processus de délibération de ce type, pour articuler avec cohérence les objectifs d’une transition juste.
Quel prisme pour mieux juger des responsabilités et des capacités ?
Nous avons souligné que la représentation classique des inégalités écologiques – telles que les inégalités d’émission de CO2 – focalise l’attention sur « l’empreinte » et la responsabilité individuelle des consommateurs finaux. Or l’accent doit être replacé sur la réduction des atteintes à l’environnement, en tenant compte de marges de manœuvre et de capacités d’action très hétérogènes (entres individus, entreprises, collectivités, etc.). Lorsque les causalités et les responsabilités sont très diffuses, comme c’est le cas pour le climat et la biodiversité, il peut apparaître éthiquement problématique de s’en tenir à la seule application uniforme du principe pollueur-payeur. L’enjeu consiste à trouver comment mettre en pratique un principe éthique d’action commune qui tienne compte de ces capacités hétérogènes : « une contribution commune indispensable qui est répartie entre citoyens en raison de leurs facultés », pour reprendre la formulation de l’article 13 de la Déclaration des droits humains, des citoyennes et des citoyens (qui ne concerne aujourd’hui que l’impôt).
L’effort doit alors porter sur l’identification de pouvoirs d’agir hétérogènes et sur le suivi des actions réelles de ceux qui doivent agir, comme les autres mais en priorité, car ils en ont le plus la faculté. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’on retrouvera l’action des plus puissants et des plus aisés – qui se fonde sur leur plus grande marge de manœuvre pour agir, décider, influencer, plutôt que sur le fait qu’ils seraient eux-mêmes des consommateurs plus émissifs, ce qui, on l’a vu, est à nuancer. Ce recadrage de principe peut paraître anodin, mais il porte une conception différente des politiques publiques, qu’il semble nécessaire d’adopter pour répondre à l’impératif de justice. Ce changement de perspective aura diverses implications politiques : sur partage des responsabilités, la justification des aides légitimes, la répartition des droits, la limitation nécessaire des libertés, etc.
Si ces principes doivent être affirmés en droit et à tout niveau de gestion des politiques publiques, ils supposent aussi, pour leur mise en œuvre, des modes d’exécution adaptés aux hétérogénéités et vulnérabilités propres à chaque territoire et chaque secteur d’activité. Tenir compte des capacités d’action hétérogènes impose une gestion plus décentralisée et une coopération renforcée entre les entités collectives qui peuvent agir au plus proche des situations individuelles. Que ce soit pour administrer des aides transitoires pour ne pas accroître le coût de déplacements essentiels, en particulier les déplacements « domicile-travail », ou des aides pour développer des transports décarbonés et réduire les déplacements contraints. Elles peuvent être gérées à l’échelle locale avec la participation des collectivités territoriales et des partenaires sociaux. Il en va de même pour l’accession à des systèmes de chauffage alternatif au fioul et aux plans de rénovation des bâtiments gérés par les collectivités. La priorisation de l’octroi d’aides financières et de prêts peut être effectuée par les intermédiaires financiers, la banque des territoires, les organismes bancaires et les assurances. Les enveloppes budgétaires associées à ces programmes peuvent être décidés et évalués annuellement par ces acteurs, le gouvernement et les parlementaires dans le cadre de la Loi d’Orientation des Lois de Finances (LOLF). Une évaluation externe de ce programme d’accompagnement de la transition pourrait également être évalué dans le cadre des consultations et des avis habituels des gouvernances du Climat (LTECV, 2015), des Finances publiques (LOLF, 2001), de la finance verte, des contrats de transition écologique des territoires (2018), des Contrats Stratégiques de Filières (2017), et dans le cadre des autres négociations de branches et des partenariats public-privé.
Quel principe et quelles modalités pour des compensations transitoires à court terme ?
Les discussions et projets futurs de loi devront organiser cet accompagnement des ménages et des secteurs d’activité les plus vulnérables à court terme, de façon à compenser les effets sociaux indésirables d’une montée en puissance de la transition écologique, tout en améliorant l’accessibilité aux alternatives de façon prioritaire à ceux qui disposent le moins de marges de manœuvre.
Comme évoqué précédemment, cette politique d’accompagnement devra être définie en prenant en compte l’hétérogénéité des capacités d’action et des pouvoirs de décision. Les modalités pratiques devront évidemment être précisées : comment évaluer la légitimité d’aides spécifiques et de traitements différenciés ? Comment assurer l’engagement de ceux qui ont plus de marges de manœuvre ? Flécher des moyens pour offrir des alternatives à ceux qui en ont le moins ?
Concrètement, ce principe de différenciation selon les capacités peut s’incarner dans des modalités diverses : l’allocation et la priorisation d’investissements publics, le ciblage de garanties publiques et de facilités de prêt, le fléchage d’investissement de fonds privés, l’octroi de droits d’émission ou d’aides financières transitoires en l’absence d’alternative à court terme, le remboursement de fiscalité carbone incitative aux branches d’activité aujourd’hui vulnérables. Pour éviter les effets d’aubaine et affaiblir l’incitation à effectuer les transformations écologiques nécessaires, ces aides devraient être conditionnées à l’engagement des acteurs par la signature de contrats public-privé de transition. Les administrations centrales ne disposent pas des compétences et des ressources humaines pour le faire, mais elles peuvent impulser cette dynamique et susciter les coopérations. Cela suppose surtout un changement de gouvernance : il ne s’agit plus d’aides ponctuelles attribuées selon un ou deux critères, comme les « chèques énergie » ou les « crédits d’impôt transition écologique » administrés par le Ministère de la Transition Écologique et Bercy. Ce système nécessitera une gestion plus décentralisée, avec une coordination entre l’État central, les collectivités et les partenaires sociaux, associée à un processus pérenne de suivi et d’ajustement, pour tenir compte de l’apparition de nouvelles marges de manœuvres.
Cette évolution pourra rencontrer des résistances culturelles et politiques non négligeables, puisqu’il s’agit de modifier des logiques de gestion existantes et d’irriguer des domaines encore peu accoutumés à ces questions. Il s’agit de renforcer l’accompagnement de la transition avec les lois de décentralisation, la protection sociale, la régulation de la finance, les négociations sociales et salariales, etc.
Quelles alternatives de politique générale et évolution des finances publiques pour articuler court et long termes ?
Au-delà de la mise en place d’un programme de conduite et d’accompagnement solidaire de la transition écologique, l’ensemble de ce cahier a mis en évidence l’importance des interactions entre politiques écologiques et politiques générales, alors même que demeure un cloisonnement intellectuel, culturel et institutionnel trop important entre ces questions. Abattre ces cloisons semble nécessaire pour lever les difficultés rencontrées à tout niveau, effectuer des arbitrages partagés et construire des compromis durables. La bonne nouvelle est que les connaissances dont on dispose nous montrent qu’il est possible de trouver des synergies et qu’il existe des marges de manœuvres pour des compromis. Mais cela suppose un effort important de décloisonnement à tout niveau : formation aux enjeux de transition écologique, délibérations et négociations, construction de visions d’ensemble, généralisation d’espaces de dialogues entre disciplines, métiers et segments de la société. Comme nous l’évoquions au sujet de l’enjeu de la mise en place d’une planification collective, ces changements sont loin d’être marginaux, ils supposent une démarche active, puisqu’il s’agit de questionner et d’adapter à grande échelle des objectifs, des stratégies et des pratiques de travail.
Il convient enfin de penser un futur inédit à inventer collectivement. Il ne s’agit plus d’optimiser les modes de gestion en vigueur aujourd’hui, même s’ils ont été performants par le passé : les modèles hérités des grands programmes industriels, la promotion d’innovations et de progrès technologiques non coordonnés, la recherche d’économies d’échelle et de dimension, l’optimisation classique des politiques économiques et budgétaires, les anciennes infrastructures et les schémas d’aménagement du territoire… Revoir et ajuster notre habitus de politiques publiques semble indispensable en la matière, pour permettre un examen lucide des conséquences futures du statu quo – à moyen et long terme – et les mettre sur un pied d’égalité avec les conséquences des autres alternatives possibles.
Pour placer l’enjeu de la conciliation des objectifs d’une transition juste au cœur des négociations, les divers scénarios, y compris le statu quo, peuvent être considérés à l’aune de la diversité des objectifs poursuivis, en examinant les interactions et les tensions entre ces objectifs. L’ensemble de ce cahier s’est en effet attaché à documenter les limites d’une conception des politiques publiques en silo (« un instrument, un plan, un objectif ») qui mène, dans une période de transformation, à la confrontation et au blocage. À l’inverse, il serait facilitant d’examiner les tensions et les sources de désaccord pour rechercher les meilleurs compromis. Il s’agit d’une démarche certes exigeante mais faisable, qui pourrait être féconde si l’on prend soin des barrières politiques, organisationnelles et culturelles à lever.
[1] E. Combet (2020), Planning and Sustainable Development in the Twenty‐first Century.
[2] Remarquons que la SNBC est une loi d’orientation relativement confidentielle. Elle ne traite que marginalement de la conciliation des objectifs énergie-climat avec d’autres objectifs simultanés, alors qu’elle couvre l’orientation du mode de développement de la France. Sans développer ici ce sujet, notons toutefois l’importance de construire une stratégie bénéficiant d’une légitimité analytique et démocratique renforcée.
[3] L’initiative récente de « budget vert » tend à rapprocher ces sujets, mais aujourd’hui cette initiative se limite à produire des annexes aux lois de finances pour rendre plus lisible la contribution du budget aux objectifs écologiques, plutôt qu’à une réelle mise en regard des objectifs écologiques avec les autres objectifs économiques, sociaux et de services publics discutés dans les processus de politique générale.
[4] Un organe pérenne d’analyse et de dialogue comparable au Conseil d’orientation des retraites pourrait travailler sur plusieurs scénarios, tester la robustesse de politiques publiques alternatives selon ces scénarios, et envisager plusieurs jeux d’hypothèses, de façon à comparer les visions concurrentes sur les paramètres incertains et débattus.
[5] La comptabilité nationale étendue aux analyses de répartition entre ménages, secteurs d’activité, collectivités offre une vision d’ensemble dans laquelle plusieurs options peuvent être comparées. Ce cadre global et cohérent peut être mobilisé pour analyser les arbitrages et les compromis.
Force est de constater que le thème politique de la conciliation d’objectifs sociaux, économiques et écologiques est aujourd’hui relégué au second plan des questions d’identité et de sécurité. Pourtant, le « conflit des urgences » n’est pas dénoué. Si l’on n’y prend pas garde, le climat social risque de s’envenimer et notre capacité collective à construire un meilleur futur risque de s’en trouver réduite. Notre premier objectif était donc de souligner la pertinence de remettre sans tarder ce thème à l’agenda politique.
Notre second objectif était d’offrir quelques clés pour aller au-delà des intentions. Comment naviguer entre les différents discours qui mobilisent l’idée d’une transition juste ? De quoi parle-t-on ? De quels repères disposons-nous pour comparer les propositions politiques ? Nous avons initié un panorama de l’enjeu et proposé quelques éléments de structuration pour réfléchir au périmètre d’une politique de transition juste et à ses conditions de réussite. Nous espérons avoir montré qu’il existe déjà de nombreuses connaissances disponibles que l’on peut utilement mobiliser.
Ces connaissances nous éclairent d’abord sur quelques pièges à éviter. Le premier serait de n’envisager la transition juste que comme une politique environnementale isolée des politiques générales et dont on pourrait compenser les effets sociaux simplement par une redistribution entre riches et pauvres. Cette approche véhicule l’idée fausse qu’il s’agirait d’un « jeu à somme nulle », sans mettre suffisamment en lumières les interactions, les synergies et les arbitrages entre objectifs. Des délibérations dans le champ plus large des politiques générales semblent nécessaires pour expliciter les points de tension et trouver des voies de compromis, tout en cherchant à ce que le jeu des rapports de force se déroule de façon argumentée au sein des institutions démocratiques et dans le cadre d’un processus collectif, plutôt que par l’exercice de la domination ou la violence.
Nous avons défendu l’idée qu’une telle démarche politique « élargie » est nécessaire et qu’elle peut être féconde. Toutefois, sa réussite dépendra de son organisation en pratique : l’objectif de décloisonner les enjeux de politiques publiques pour construire un « pacte social de conciliation » ne préjuge pas de la bonne segmentation des discussions et du bon calendrier des réformes. Découper des sous-ensemble cohérents de ce pacte social sera nécessaire pour avancer. Une première étape consistera donc à obtenir un minimum de consensus sur la pertinence des sous-ensembles et sur la séquence politique pour les traiter.
La confiance dans l’engagement est une autre condition de réussite. Un accord suffisant sur la méthode de négociation et sur les processus d’arbitrage, obtenu en amont avec l’ensemble des parties prenantes, devra poser une base solide. Dans la pratique, il y a bien toujours un compromis à trouver entre inclusion et participation, gestion du temps, capacité à conclure… Par ailleurs, si l’approche délibérative contribue à faire reconnaître la justice du résultat, des garde-fous doivent être prévus pour limiter les abus tels que le risque de prise en otage du processus par une minorité, les actions d’obstruction et de blocage, le rejet final des arbitrages collectifs au motif qu’ils seraient illégitimes. Mais l’engagement et la justice pourraient-ils mieux émerger par le biais de mesures toutes ficelées qu’il suffirait de faire accepter ?
Il n’était donc pas dans notre intention de trop nous avancer sur la réponse au questionnement : Quel projet politique pour une transition juste ? Il s’agissait plutôt de clarifier les conditions auxquelles devrait répondre un projet qui revendique cette ambition. Au final, la transition juste suppose l’institution de deux principes conjugués : d’un côté, que chacun perçoive les coûts des atteintes qu’il porte à l’environnement et contribue à l’action collective pour les réduire ; de l’autre, que chacun supporte le coût de cette action selon ses capacités et selon ses besoins. La transition juste n’oppose pas ces deux principes. Elle doit ouvrir des espaces de coopération et de compromis négociés qui engageront durablement la société.
Il faudra avancer sur deux jambes pour parvenir à ce résultat : d’un côté, une discussion sur la suppression des exonérations et des régimes dérogatoires pour obtenir des signaux clairs et renforcés qui s’appliquent à tous ; de l’autre, des compromis négociés sur des politiques d’accompagnement transitoire pour embarquer les secteurs d’activités et les ménages en situation économique difficile et ne disposant pas d’alternatives à court terme. Ces systèmes d’aides et de mesures d’accompagnement devront être conditionnés à des contractualisations sur des jalons clairs de transformation, de façon à ne pas affaiblir l’incitation et à soutenir l’action de transformation écologique.
L’implication des échelons territoriaux de la puissance publique sera nécessaire pour repérer les situations de précarité énergétique et pour diriger les investissements vers la rénovation thermique, les infrastructures de transport et les plans d’urbanisme. L’implication des partenaires sociaux et des fédérations professionnelles est incontournable dans les secteurs clés qui ont un vrai pouvoir de veto et de blocage (transport et routier, aérien, agriculture, pêche, industries intensives en énergie, construction automobile), pour parvenir à des accords de branches et des contrats public-privé assurant l’engagement sur des stratégies de transformation de moyen terme.
Mais l’articulation entre appareil d’État, collectivités territoriales et partenaires sociaux, ainsi que la mobilisation de l’opinion tourneront vite court si les débats se déroulent sur la base de connaissances incomplètes et mal partagées, faciles à utiliser médiatiquement dans des jeux de billard destructeurs. La gouvernance, la communication et l’évaluation de la conciliation des objectifs de politique publique doivent être renforcées. Une gouvernance pérenne de conciliation pourrait s’appuyer, d’une part sur le lancement d’un processus d’analyse et de négociation concernant l’évolution des finances publiques (structures et niveaux des dépenses, de la fiscalité et des prélèvements obligatoires), et d’autre part sur un processus de planification collective de la transformation écologique. C’est ainsi que l’on parviendrait à des engagements contractualisés avec les acteurs dont les stratégies sont les plus structurantes et que l’on pourrait assurer la publicité, l’évaluation et le suivi de leurs objectifs de transformation.