Deux thèses hétérodoxes sur l’économie européenne.

La thèse du déclassement économique de l’Europe face à une Amérique vigoureuse et une Asie ascendante, est incontestablement devenue la thèse dominante du débat sur l’Europe. Elle trouve un écho tout particulier en France où l’industrie intellectuelle du déclin et une certaine nostalgie pour l’affirmation d’une « exception française », communient subtilement dans un euroscepticisme de bon aloi.

L’Europe déjà pas souhaitable en soi, n’est de surcroît, pas nécessaire puisqu’elle ne garantit pas une marche vers le progrès. A cette première thèse, les partisans d’une Europe fédéralisée sur le plan économique seraient tentés de répondre ceci : le constat est juste, mais la solution est à portée de main ; c’est celle non pas du repli national suicidaire, mais d’une plus grande unité de l’Europe : le plus d’Europe serait ainsi la réponse mécanique au problème posé.

 

L’originalité des deux thèses proposées ici, consiste précisément à s’éloigner de ces interprétations stéréotypées. Et le fait qu’elles émanent de deux économistes français travaillant en dehors de l’hexagone n’est peut-être pas un pur hasard

 

La première thèse est celle d’Olivier Blanchard ; elle se résume en une phrase simple : l’Europe ne va pas si mal. Pour lui, l’Europe a connu au cours de ces trente dernières années une productivité plus élevée que celle des Etats-Unis. Aujourd’hui, l’avance européenne a fondu mais les niveaux de productivité du travail sont équivalents. Chiffres à l’appui, il montre que la différence fondamentale entre l’Europe et les Etats-Unis réside dans l’allocation des gains de productivité : ces gains, les Américains les ont alloués aux revenus tandis que les Européens les ont utilisés pour le loisir. Il y aurait ainsi une préférence européenne pour le loisir qui expliquerait le différentiel de niveau de vie entre Européens et Américains. Mais Olivier Blanchard ne s’arrête pas en si bon chemin. Il estime que contrairement à ce que l’on dit ou feint de croire, de très nombreuses réformes ont été engagées en Europe pour réduire les barrières à l’entrée et mettre en place des réglementations destinées à flexibiliser le marché du travail. Mais cet effort n’a pas produit un bonheur sans mélange : le marché du travail européen est globalement un marché dual où la protection des travailleurs déjà protégés coexiste avec la précarité de ceux qui n’ont jamais été protégés. Pour autant, il ne croit pas à la nécessité d’un arbitrage net entre protection sociale forte et chômage élevé. En s’inspirant de ce qui se passe en Allemagne, notamment avec l’Agenda 2010, Olivier Blanchard est amené à penser que les réformes se font dans la difficulté ; mais qu’elles se font quand même.

 

La seconde thèse est celle de Charles Wyplosz. Elle complète celle de Blanchard sans pour autant la rejoindre. Charles Wyplosz ne croit pas à la thèse d’une préférence pour le loisir. Pour lui, le fond du problème est qu’il n’y a pas un problème de l’Europe, mais des problèmes en Europe et que la source de ces problèmes reste fondamentalement d’origine nationale. Malgré l’existence d’un processus d’intégration économique très avancé et unique au monde, l’Europe demeure encore une collection d’exceptions nationales qui empêchent toute généralisation excessive. A l’idée d’une Europe au marché du travail uniformément rigide, Charles Wyplosz oppose l’extrême flexibilité du marché britannique ; à celle d’un choix à faire entre protection sociale et compétitivité, il oppose l’ensemble de l’Europe du Nord. Chaque pays est donc confronté à des difficultés spécifiques, qu’un recours à plus d’Europe rend illusoire. La thèse forte de Wyplosz consiste donc à dire que l’Europe ne sera jamais un court-circuit à des problèmes spécifiquement nationaux, même si son inclination personnelle le porte plutôt dans le camp des fédéralistes que des souverainistes. Pour lui, les blocages 2 européens tiennent avant tout aux difficultés que connaissent la France et l’Allemagne et peut-être l’Italie, mais chacune d’entre elles est nécessairement amenée à dégager des solutions qui lui sont spécifiques. Là encore, Charles Wyplosz ne nie pas les impératifs d’un approfondissement de la construction européenne. Il nie le caractère mécanique de ses effets en l’absence d’arbitrages nationaux.

 

Pour discuter de ces deux thèses fortes et argumentées, nous avons demandé à Jean Pisani-Ferry de nous apporter son commentaire. Ce dernier est prêt à admettre, comme le dit Olivier Blanchard, que les Européens ont consacré une partie de leurs gains de productivité à une préférence pour le loisir. Mais il refuse d’expliquer l’écart des niveaux de vie entre Europe et Etats-Unis par cette seule préférence. Il estime que le différentiel tient à la nature des régimes de croissance : l’un fondé sur l’innovation (Etats-Unis), l’autre sur le rattrapage (Europe), ainsi qu’au volontarisme des autorités monétaires et budgétaires. Les Etats-Unis sont un Etat avec toutes les prérogatives régaliennes qui s’y rattachent tandis que l’Europe repose sur un modèle de gouvernance par les normes, par construction moins réactif. Vis-à-vis de la thèse de Charles Wyplosz, Jean Pisani-Ferry est nuancé : il admet que la relation entre contraintes internes et la contrainte européenne pose problème, notamment en termes de lisibilité politique pour l’opinion publique. Mais il estime que le fond de l’affaire réside dans l’absence de choix fait entre deux modèles : celui d’une souveraineté collective appuyée par des moyens incitatifs (budget européen), celui d’un modèle concurrentiel où les plus dynamiques tireraient les autres vers le haut.

On ajoutera simplement que si ce choix n’a pas été fait, c’est parce que l’Europe est une construction politique qui avance souvent masquée pour éviter que les Etats aient à s’expliquer sur ce qui s’apparente à un partage accru de souveraineté. Cette stratégie de progression par l’évitement est-elle encore tenable ? Toute la question est là.

Les auteurs

Olivier Blanchard

Professeur d’économie au Massachussets Institute of Technology

Charles Wyplosz

Professeur à l’Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales de Genève

Jean Pisani-Ferry

Professeur associé à l’université de Paris-Dauphine